I. Introduction
A quelles conditions une personnalité politique peut-elle être condamnée
pour des commentaires haineux publiés sur le mur de son compte Facebook ?
La Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) et le Tribunal fédéral
ont eu l'occasion de se prononcer sur cette question dans deux arrêts
récents. Dans l'arrêt
Sanchez c. France
du 15 mai 2023[1],
la Grande Chambre de la CourEDH a conclu que la condamnation pénale du
titulaire du compte Facebook était conforme à la liberté d'expression,
protégée à l'art. 10 CEDH[2]. Le Tribunal fédéral, quant à lui, a
statué en faveur de la personne condamnée dans un arrêt rendu le 7 avril
2022 (ATF 148 IV
188)[3],
confirmant l'acquittement prononcé par les deux juridictions précédentes.
Concilier le respect de la liberté d'expression avec la lutte contre le
discours de haine n'est pas toujours aisé et soulève encore davantage de
difficultés dans le monde digital. La présente contribution, écrite à la
mémoire de Daniel Hürlimann, a pour objectif de jeter un éclairage sur cette
problématique, par une analyse comparative des deux arrêts mentionnés. Elle
est écrite pour rendre hommage à un collègue que nous avons eu le privilège
de connaître et de côtoyer au sein de l'Association Notre Droit.
Daniel Hürlimann était un collègue passionné, enthousiaste et polyvalent.
Ses activités scientifiques ont porté sur de nombreux domaines, y compris
les nouvelles technologies, centrales pour les recherches du jeune
professeur en informatique juridique et en droit du numérique. Les valeurs
qui s'opposent dans l'arrêt
Sanchez
et l'ATF 148 IV 188 ont été chères
à Daniel Hürlimann. D'un côté, la liberté d'expression, condition
indispensable du pluralisme et de la transparence dans une société
démocratique, de l'autre la dignité humaine, la non-discrimination et la
coexistence pacifique des différents groupes au sein d'une société
pluraliste, ouverte d'esprit et tolérante, également des valeurs centrales
pour un Etat de droit démocratique. Le Tribunal fédéral et la CourEDH
ont-ils établi un juste équilibre entre les différentes valeurs qui
s'affrontent ? Nous regrettons profondément ne jamais avoir l'occasion de
débattre de cette question avec Daniel Hürlimann et de livrer aux lecteurs
et lectrices nos réflexions sans avoir pu les tester et raffiner en échange
avec lui.
Nous relèverons, dans un premier temps, quelques défis et spécificités liés
à la régulation du contenu haineux en ligne (N 3 ss), nécessaires pour
pouvoir porter un regard critique sur les deux arrêts concernant la
responsabilité pénale des titulaires d'un compte Facebook pour les propos
haineux de tiers. Après un bref exposé des faits (N 9 ss), nous apporterons
des précisons sur la méthode d'analyse adoptée par les deux instances (N 12
ss), pour examiner dans quelle mesure leur raisonnement converge ou diverge
au sujet des questions liées à la responsabilité pénale pour les
commentaires d'autrui en ligne (N 15 ss).
II. Défis et spécificités liés à la régulation du contenu haineux
en ligne
Une caractéristique de la communication en ligne qui est importante pour la
thématique de la présente contribution, est sa dépendance des
intermédiaires[4].
La diffusion de propos en ligne fait intervenir toute une série d'acteurs
qui assument des fonctions variées : assurer la connexion à internet,
permettre d'effectuer des recherches en ligne, héberger des contenus générés
par les utilisateurs et utilisatrices, pour en nommer quelques-unes. Dans le
cas de figure des commentaires publiés sur le mur d'un compte Facebook, tant
le réseau social que la personne qui détient le compte et ouvre l'accès à
la fonction de publication sur son mur agissent à titre d'intermédiaires,
facilitant une diffusion à grande échelle des commentaires de tiers. Comme
les auteur-e-s de commentaires sont souvent difficiles à identifier, et
peuvent se trouver dans une autre juridiction, ce qui rend difficile leur
poursuite et leur condamnation, la régulation du contenu en ligne se
focalise largement sur le rôle et les responsabilités des
intermédiaires[5].
Du point de vue de la liberté d'expression, il est important que les
devoirs et les conditions de responsabilité, pénale ou civile, de chaque
intermédiaire soient clairement définis et prévisibles, et qu'ils soient
adaptés au rôle qu'ils jouent dans la diffusion des propos, à leur taille
et à leur capacité financière. Le concept d'une responsabilité graduelle et
différenciée des médias et des intermédiaires d'internet, reflète ces
préoccupations[6].
Un cadre légal imprévisible, des exigences trop élevées, couplées à des
sanctions excessivement sévères créent un effet dissuasif («
chilling effect
»), préjudiciable à la libre circulation des
idées[7].
Le fait que l'intermédiaire puisse être tenu pour responsable pour des
propos qui ne sont pas les siens renforce l'effet
d'inhibition[8]. Le défi de réguler, selon les cas,
une vaste quantité de contenus, est un autre facteur qui augmente le risque
d'une censure dite collatérale ou privée
excessive[9],
qui ne se limite pas seulement à empêcher la diffusion de propos illicites,
mais aussi celle de propos protégés par la liberté d'expression.
La Cour suprême des Etats-Unis a décrit le phénomène du «
chilling effect
» dans un arrêt qui porte sur la condamnation d'un libraire pour avoir
vendu un livre jugé obscène en application d'une loi qui instaure une
responsabilité indépendamment de la question de savoir si le libraire
connaît le contenu du livre ou non. Selon la Cour, un tel régime induit un
effet d'auto-censure, dans la mesure où le libraire se limitera à vendre des
livres qu'il aura pu inspecter, ce qui réduira de manière drastique l'offre
de livres, tant obscènes que non obscènes, disponibles au
public[10].
Cet exemple souligne que des règles de responsabilité excessivement
strictes ont des effets préjudiciables pour la société dans son ensemble,
étant donné que la censure collatérale limite de façon disproportionnée la
libre circulation des informations et des idées.
Du point de vue des victimes des propos de haine, la démocratisation de la
communication, qui rend possible la diffusion de contenu à grande échelle,
sans coûts significatifs, et souvent de façon anonyme, augmente de manière
drastique leur vulnérabilité. La jurisprudence de la CourEDH souligne les
effets contrastés de l'internet. Dans l'arrêt
Delfi c. Estonie[11],
le premier arrêt de principe dans lequel la Grande Chambre s'est prononcée
sur la question de la responsabilité d'un intermédiaire dans le contexte du
numérique, la CourEDH relève « deux réalités contradictoires » d'internet :
Ayant constaté qu'il existe une tension entre la liberté d'expression
(art. 10 CEDH), d'une part, et les
droits des cibles de propos illicites, protégés par le droit au respect de
la sphère privée (art. 8 CEDH), la
Cour relève qu'il convient d'établir un juste équilibre entre les deux
droits, qui sont de valeur égale. Comment les deux arrêts ont-ils mis en
balance les droits en tension ? Cette question sera au cœur de l'analyse
qui suit.
III. Remarques liminaires sur les arrêts analysés
1. Les faits à la base de l'arrêt Sanchez c. France et de l'ATF
148 IV 188
Les faits à la base des deux arrêts présentent de fortes ressemblances.
Dans les deux cas, le titulaire du compte Facebook qui a rendu son mur
accessible à tout public est un politicien qui occupe le spectre droit de
l'échiquier politique et qui utilise son compte pour diffuser des
contributions sur des sujets politiques chers à son parti. Les deux
personnalités ont de l'expérience dans le domaine de la communication et
ont publié des propos critiques des personnes musulmanes qui ont suscité
des commentaires qualifiés par les juridictions nationales de propos
haineux. Les deux politiciens n'ont pas retiré les commentaires en
question. Dans l'affaire helvétique, l'accusé avait indiqué ne pas avoir eu
connaissance des commentaires haineux avant l'ouverture de la procédure
pénale et avoir renoncé à les enlever « de manière à figer les choses pour
la police »[13],
ce que les juridictions cantonales ont jugé une explication plausible.
Dans l'affaire Sanchez,
un commentaire, qui visait une personne déterminée, avait été retiré par
son auteur, sur plainte d'une des deux personnes explicitement visées, à
savoir la compagne d'un politicien qui était, comme le titulaire du compte,
candidat aux élections législatives dans la même circonscription et donc un
adversaire de celui-ci. Alerté par l'auteur du commentaire sur
l'intervention de la compagne, le titulaire du compte n'a pas supprimé un
autre commentaire litigieux, malgré le fait qu'il indiquait consulter son
compte Facebook tous les jours et qu'il avait publié un message invitant
les intervenant-e-s à surveiller le contenu de leurs commentaires.
Interpellé sur la présence du commentaire sur son mur dans le cadre de
l'enquête pénale, il a fait valoir que les propos lui paraissaient couverts
par la liberté d'expression.
A part le contexte électoral, qui était spécifique de l'affaire
Sanchez, un autre fait qui distingue les deux affaires tient au contenu des propos
litigieux. La première affaire portait essentiellement sur des propos qui
faisaient un amalgame entre la population musulmane, la criminalité, le
trafic des stupéfiants et la prostitution. Dans l'affaire helvétique, une
partie considérable des commentaires incitaient explicitement à la
violence, parfois avec des illustrations à l'appui (images d'une
guillotine, de lance-flamme, d'une bouteille incendiaire), ce qui les
rendaient comparativement plus aisés à repérer et à identifier comme des
propos manifestement illégaux.
2. La méthode d'analyse adoptée par le TF et la CourEDH
Avant d'analyser certaines questions clés liées à la responsabilité pénale
du titulaire du compte Facebook dans une perspective comparative, il est
important d'apporter quelques précisions sur la méthode d'analyse des deux
instances. Le Tribunal fédéral a examiné la problématique principalement du
point de vue du droit pénal suisse et non sous l'angle des droits
fondamentaux. Des considérations liées à la liberté d'expression
apparaissent en filigrane de l'arrêt. L'analyse sous l'angle du droit pénal
a amené le Tribunal fédéral essentiellement à se demander si la
responsabilité pénale du titulaire du compte était engagée en vertu de
l'art. 261bis CP[14], qui proscrit la discrimination
raciale. Il a examiné l'état de fait tant du point de vue de l'omission que
sous l'angle de l'action, s'interrogeant si l'auteur s'était rendu coupable
du fait qu'il avait omis de retirer les commentaires en question ou parce
qu'il les avait rendus accessibles sur son mur à tout public, mettant ainsi
à disposition une installation qui permettait à des tiers de diffuser des
propos haineux.
L'examen de la CourEDH se place, sans surprise, sur le terrain des droits
humains, et porte sur l'analyse des trois conditions de restriction de la
liberté d'expression (art. 10 § 2 CEDH),
analyse qui consiste à examiner si l'ingérence, en l'espèce la condamnation
pénale, était (1) prévue par la loi, (2) poursuivait un ou plusieurs motifs
légitimes énumérés par la Convention, et (3) si elle était nécessaire dans
une société démocratique. La troisième condition implique un examen de la
proportionnalité de la restriction, sous forme d'une mise en balance des
droits et intérêts qui s'opposent. Comme la Cour le rappelle régulièrement
dans sa jurisprudence, les États membres disposent d'une marge
d'appréciation quand il s'agit de déterminer s'ils ont ménagé un juste
équilibre entre les différents droits en jeu. Cette approche, respectueuse
du principe de subsidiarité, va de pair avec une approche dite «
minimaliste », consistant à trancher « un cas à la fois »[15]
au lieu de poser des principes généraux en réponse à une question
fondamentale : la Cour souligne que sa mission est de statuer sur une
affaire concrète, à la lumière des circonstances du cas d'espèce. La
conclusion dans l'arrêt
Sanchez
est parlante à cet égard. Elle retient l'absence d'une violation de la
liberté d'expression, « sur la base d'un examen in concreto
des circonstances spécifiques de la présente affaire et eu égard à la
marge d'appréciation dont bénéficie l'État défendeur
»[16].
En d'autres termes, l'arrêt n'implique pas qu'une décision nationale qui
retiendrait une violation de la liberté d'expression dans une autre affaire
portant sur la même problématique soit contraire à la Convention. Il serait
donc hâtif de conclure que l'issue favorable à la liberté d'expression à
laquelle était parvenu le Tribunal fédéral dans l'ATF
148 IV 188
était en contradiction avec la CEDH, étant donné que la marge
d'appréciation concédée aux autorités nationales, et les circonstances
spécifiques du cas d'espèce, laissent la place à des décisions qui
tranchent la question de la responsabilité pénale dans un sens différent.
Bien qu'il n'y ait pas de contradiction entre les deux arrêts examinés dans
la présente contribution, voire plusieurs points de convergence, il existe
également quelques divergences sur la question de savoir comment établir un
juste équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et les droits des
groupes cibles du discours de haine, d'autre part. Ces convergences et
divergences seront relevées à l'aide d'éléments de comparaison, choisis en
raison de leur importance pour déterminer les conditions auxquelles une
personnalité politique peut voir sa responsabilité pénale engagée pour les
commentaires haineux d'autrui.
IV. Eléments de comparaison
1. Exigences en matière de légalité
Dans un domaine qui évolue rapidement en fonction du progrès technologique,
il n'existe souvent pas de législation qui régit spécifiquement la
responsabilité des intermédiaires d'internet, ce qui a pour conséquence que
les autorités ont tendance à se fonder sur des lois existantes, en comblant
les lacunes par le biais de l'interprétation. Cette démarche entre en
tension avec les exigences de la légalité, particulièrement strictes dans
le domaine du droit pénal.
Le Tribunal fédéral souligne ces exigences, principalement de prévisibilité
d'une condamnation pénale, qui découlent de l'
art. 1 CP
et de l'art. 7 CEDH, et posent des
limites à l'interprétation de la norme pénale. L'application de la norme
pénale ne doit pas se fonder sur une interprétation «
excédant ce qui est admissible au regard des principes généraux du
droit pénal
»[17].
Les juges fédéraux se fondent ensuite sur un principe général du droit pénal
d'origine jurisprudentielle selon lequel la responsabilité pénale peut être
engagée en raison de la création d'un risque qui excède ce qui peut être
socialement admis (« Sozialadäquanz »). A leur avis, par le choix
de rendre son « mur » Facebook «
accessible à tout public, et d'y aborder des thèmes de nature
politique, sensibles et sujets aux amalgames, le titulaire du compte en
question, personnalité publique de surcroît, a créé un risque que des
contenus illégaux y soient déposés. »[18]
Le risque créé ne dépasse cependant ce qui est socialement admis que si le
ou la titulaire du compte avait connaissance du commentaire
problématique[19].
Le raisonnement du Tribunal fédéral, basé sur le risque socialement admis,
se fonde sur une jurisprudence antérieure portant sur la responsabilité
pénale pour les commentaires d'autrui d'une personne qui gérait, sur son
site internet, un forum de
discussion[20].
Il tient également compte du fait que le législateur n'a pas jugé opportun
de légiférer sur la responsabilité pénale des intermédiaires d'internet
tels que Facebook, ou des simples « fournisseurs de contenus », y compris
les titulaires de compte, au motif qu'une telle législation était délicate
à l'aune de la liberté
d'expression[21].
Des obligations de contrôle indépendamment de la connaissance effective des
contenus illégaux ne seraient dès lors pas conformes au principe de
légalité[22].
Dans l'arrêt Sanchez, la CourEDH a été amenée à examiner l'arsenal juridique du droit
français sur lequel se fondait la condamnation du requérant. En substance,
le titulaire du compte avait été condamné pour un délit de presse commis
par un moyen de communication au public par voie électronique, en tant que
« producteur » d'une publication. Comme le relèvent les juges Wojtyczek et
Zünd dans leur opinion
dissidente[23],
la responsabilité pénale se fondait sur un ensemble normatif complexe. Elle
découlait d'une série de normes contenues dans deux actes normatifs
différents. Le rapport entre les différentes normes, les termes utilisés,
comme celui de « producteur », étaient éclaircis par «
une jurisprudence abondante et très dispersée
»[24].
Cette jurisprudence permettait, selon la Cour, « d'envisager »[25]
la responsabilité du producteur même dans le cas où l'auteur des
commentaires litigieux a pu être identifié et poursuivi, sans qu'un arrêt
ne l'ait établi clairement. Du point de vue de la prévisibilité, ce fait
est significatif. En effet, une interprétation littérale laisse entendre
que la norme en question établit une responsabilité en
cascade[26],
semblable à celle prévue en droit suisse par
l'art. 28 CP. A l'aune de tous ces
éléments, pris ensemble, la conclusion selon laquelle la condamnation du
requérant était prévue par la loi n'est de loin pas évidente.
En conclusion, dans les deux arrêts, la condamnation du titulaire du compte
pour les propos d'autrui ne pouvait se fonder sur une norme spécifique,
dont le libellé permettait de comprendre facilement aux utilisateurs et
utilisatrices des réseaux sociaux les obligations de contrôle qui leur
incombent à l'égard du contenu publié par des tiers pour éviter une
condamnation pénale s'ils utilisent leur compte comme un espace de
discussion. Cependant, le raisonnement du Tribunal fédéral, qui se fonde
sur un principe général de droit pénal déjà appliqué pour établir la
responsabilité pénale dans une situation très proche en cas de connaissance
du contenu illicite, nous semble plus respectueux du principe de légalité
que celui de la CourEDH, qui ne fait, par ailleurs, aucune référence aux
exigences strictes en matière de légalité dans le domaine
pénal[27].
Cette conclusion s'impose d'autant plus que la Cour s'accommode d'une
interprétation extensive de la condition prévue dans la législation
française, selon laquelle le titulaire du compte doit avoir eu connaissance
du commentaire illicite pour que sa responsabilité pénale soit engagée.
2. Exigence de la connaissance des commentaires illicites
Comme mentionné précédemment[28], le concept d'une responsabilité
graduelle et différenciée des différents intermédiaires d'internet, auquel
se réfère la Cour dans l'arrêt
Sanchez[29],
implique des obligations plus ou moins strictes à la charge des différents
acteurs, en fonction d'une série de critères, comme leur rôle, leur taille
et leur force économique. Les devoirs pourraient notamment aller d'un
contrôle préventif des commentaires à des obligations de retrait en cas de
signalement ou en cas de découverte de propos illicites, la dernière option
impliquant des devoirs de surveillance du contenu publié. Le Tribunal
fédéral et la Cour convergent sur le fait que la responsabilité pénale peut
être engagée si le titulaire du compte Facebook omet de retirer les propos
illicites dont il a effectivement connaissance.
a) Le raisonnement du Tribunal fédéral
Le raisonnement du Tribunal fédéral se fonde avant tout sur le principe de
la légalité, mais inclut aussi des considérations liées à la
proportionnalité. Il accorde un poids important au fait que le législateur
a renoncé à imposer aux titulaires de compte, voire même aux prestataires
de service eux-mêmes, une obligation de modération, «
soucieux de ne pas mettre en place une norme susceptible d'entraîner
des restrictions disproportionnées au principe de la liberté
d'expression
»[30].
Dans ces conditions, mettre à la charge du titulaire du compte une
obligation de surveillance et de modération sortirait du cadre de la
légalité. Un tel devoir de vigilance serait « très lourd
puisque
permanent et exhaustif
»[31],
ce qui laisse entendre qu'il poserait problème sous l'angle de la
proportionnalité. Ces considérations amènent le Tribunal fédéral à rejeter
la position du Ministère public neuchâtelois, qui avait recouru contre
l'acquittement du titulaire du compte. Selon l'autorité recourante, un
devoir de monitoring et de surveillance pourrait découler des circonstances
du cas concret, «
telles que la sensibilité des sujets abordés, le cercle de potentiels
destinataires des publications, ou encore le nombre ou le caractère
frappant des commentaires ‹ postés › en réaction à la publication
originelle
»[32].
En d'autres termes, un membre d'un parti politique qui est suivi par un
public se situant sur le spectre droit de l'échiquier politique et qui
publie des contributions sur des sujets chers au parti et dont on peut
s'attendre à ce qu'elles provoquent des réactions hostiles contre certains
groupes, voire qui exploite de tels sujets pour alimenter ce type de
réactions, doit faire preuve d'une vigilance accrue. Le Tribunal fédéral
rejette cette position, qui «
reposerait intégralement sur une évaluation délicate à opérer,
difficilement prévisible et manifestement empreinte de subjectivité
»[33].
Cette argumentation met en avant l'importance de standards clairs et
prévisibles pour éviter un effet dissuasif sur la liberté d'expression,
sous forme de censure collatérale
excessive[34].
b) L'argumentation du requérant dans l'affaire Sanchez
Dans l'affaire Sanchez,
le requérant ne remettait pas fondamentalement en cause la solution
découlant du droit français, selon laquelle la responsabilité pénale du
titulaire du compte pouvait être engagée en cas de connaissance des
commentaires illicites. Il relevait que le droit français ne définissait
pas clairement quand une personne est réputée avoir eu connaissance d'un
message et qu'une telle prise de connaissance ne devait, pour des raisons
liées à la sécurité juridique, pas être admise sans notification préalable
demandant le retrait des propos litigieux, faute de quoi l'obligation de
contrôle qui pèserait sur lui serait très lourde. Le requérant soulignait en
plus qu'il avait été condamné pour deux commentaires : le premier avait été
retiré par son auteur sur plainte d'une des personnes explicitement visées
en moins de 24 heures, ce qui avait été porté à la connaissance du
requérant. Le second, qui ne lui avait pas été signalé, était effectivement
resté en ligne plusieurs semaines, mais il n'avait pas été établi qu'il en
avait eu effectivement connaissance.
Cet argument fait écho à celui du Tribunal fédéral, mettant en exergue des
considérations liées à la sécurité juridique et à la proportionnalité. Il
tranche avec le raisonnement de la Cour européenne dans l'arrêt
Sanchez.
c) Le raisonnement de la Cour européenne des droits de l'homme
A la différence du Tribunal fédéral, l'approche de la Cour européenne est
axée davantage sur les circonstances du cas concret et plus soucieuse de
prévenir la propagation des propos de haine. Après avoir indiqué qu'une
mise en demeure préalable n'était pas indispensable pour que la
responsabilité pénale du titulaire du compte soit
engagée[35],
la Cour confirme qu'il serait en général excessif et irréaliste d'exiger le
retrait d'un commentaire haineux en moins de 24
heures[36].
Ce constat ne la conduit cependant pas à conclure que la condamnation pour
le premier commentaire, retiré promptement après signalement, soit
constitutive d'une violation de la Convention. La Cour esquive ce point par
un raisonnement qualifié de « pirouette intellectuelle
»[37].
Elle relève que
le premier commentaire « ne constitue que l'un des éléments à prendre
en compte en l'espèce, dans le cadre d'un examen de l'ensemble des
faits reprochés par les autorités internes
». Autrement dit, le requérant n'a pas été condamné «
du fait de l'un ou l'autre des commentaires pris isolément
»[38],
«
mais pour ne pas avoir retiré promptement l'ensemble des commentaires
illicites
».[39] Lesdits commentaires
constituaient, selon la Cour, «
non seulement un fil de discussion, mais bien une forme de dialogue
itératif formant un ensemble homogène, que les autorités internes ont
pu raisonnablement appréhender comme tel
»[40].
Au moment du retrait du premier commentaire, le second avait déjà été
publié, ce qui montre, selon la Cour, que le billet initial du requérant «
a non seulement entamé un dialogue (…), mais également engendré des
conséquences qui le dépassent en raison de la nature même des réseaux
sociaux sur Internet
»[41].
Quant au commentaire qui n'avait pas été retiré promptement, la Cour estime
que l'appréciation des faits qui a conduit à la conclusion que le requérant
avait eu connaissance des propos illicites publiés sur le mur de son compte
Facebook était raisonnable[42].
Cette conclusion s'était fondée sur une série de facteurs, en particulier le
fait que le requérant avait été alerté au sujet du premier commentaire,
qu'il avait affirmé au cours de l'enquête qu'il considérait les
commentaires litigieux comme étant compatibles avec la liberté
d'expression, qu'il consultait, selon ses propres dires, son compte tous
les jours[43].
Quant à ce dernier point, la Cour a pris en compte que le billet initial
n'avait donné lieu qu'à un nombre limité de commentaires, de sorte que leur
lecture n'aurait pas engendré une charge
excessive[44].
Le raisonnement de la Cour montre qu'elle s'accommode avec une
interprétation extensive de la connaissance des commentaires illicites.
Comme l'approche est casuistique et considère les différents commentaires
comme un tout, il n'est pas évident de savoir si la condamnation aurait été
justifiée même si le requérant n'avait pas été alerté sur l'existence au
moins d'un commentaire problématique. L'analyse holistique implique, en
tout cas, qu'une personnalité politique qui rend le mur de son compte
Facebook public prend un grand risque si elle fait l'autruche. Une fois
alertée sur l'existence d'un commentaire problématique, ou peut-être même
dans d'autres circonstances étayant un risque de prolifération de
commentaires haineux sur son mur, elle a un intérêt à être proactive et à
examiner l'ensemble des commentaires, au moins si leur nombre n'est pas
excessif[45].
A la différence du Tribunal fédéral, qui se soucie avant tout de l'effet
dissuasif créé par une obligation de monitorage et de contrôle, la Cour se
préoccupe davantage du risque systémique créé par les réseaux sociaux pour
les groupes cibles du discours de haine. Elle fait allusion à ce risque par
sa mention selon laquelle les conséquences d'un billet initial, même s'il
n'enfreint pas lui-même la loi pénale, le «
dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet
»[46].
D'autres passages de l'arrêt
Sanchez
étayent l'interprétation selon laquelle la Cour prône en réalité
des devoirs de contrôle et de monitoring plus larges qu'une simple
obligation de retrait suite à la connaissance effective de l'existence d'un
commentaire illicite. En effet, tout en admettant que la surveillance
effective de tous les commentaires peut, surtout en cas de fréquentation
importante du compte, «
imposer une disponibilité ou le recours à des moyens significatifs,
voire considérables
»[47],
la Cour relève que l'exonération de toute responsabilité du titulaire du
compte «
risquerait de faciliter ou d'encourager les abus et des dérives, qu'il
s'agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais
également des manipulations, des mensonges ou encore de la
désinformation
»[48].
Pour cette raison, elle se prononce en faveur d'une responsabilité partagée
entre tous les acteurs impliqués et graduée en fonction de leur situation
objective[49].
Le concept d'une responsabilité graduelle et différenciée ne donne, dans le
cas d'espèce, cependant pas lieu à une différenciation des devoirs entre le
titulaire du compte et le réseau social lui-même. La Cour affirme qu'un
filtrage préalable (pas disponible au moment des faits pour les commentaires
sur le mur Facebook) ou « un minimum de contrôle a posteriori », «
destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à
les supprimer dans un délai raisonnable
» était souhaitable[50].
La tendance à assimiler le titulaire du compte à d'autres acteurs ressort
aussi des passages de l'arrêt dans lesquels la Cour se réfère aux principes
découlant de l'arrêt
Delfi[51]. Dans cette affaire, elle avait jugé compatible avec la liberté
d'expression un jugement national en vertu duquel un grand portail
d'information répondait sur le plan civil des commentaires qui incitaient
explicitement à la haine et à la violence et qui étaient restés en ligne
pendant plusieurs semaines, malgré certaines mesures de précaution prises
par la société requérante (un rappel des contenus illicites sur le site, un
système de retrait sur notification accessible à toute personne, et un
filtre automatique qui supprimait des commentaires basé sur certains mots).
La Cour avait cependant explicitement limité la portée de son arrêt, ce qui
laissait entendre qu'une obligation de contrôle permanent du contenu publié
par des tiers concernait avant tout des acteurs comme la société
requérante, à savoir un grand portail d'actualité sur Internet exploité à
titre professionnel et à des fins
commerciales[52].
L'affaire ne concernait pas, selon la Cour, «
d'autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des
commentaires
», « (…)
sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du
responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le
fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le
fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou
un blog dans le cadre de ses loisirs
»[53].
Dans l'arrêt Sanchez, la
Cour confirme que le requérant ne peut pas être assimilé à un grand portail
d'information exploité à titre professionnel et à des fins commerciales et
entre dans la catégorie « d'autres types de forums », mais semble néanmoins
considérer qu'un traitement largement analogue est justifié. Elle indique
qu'elle ne voit pas de raison de s'écarter de la conclusion à laquelle elle
était parvenue dans l'arrêt
Delfi, selon laquelle la responsabilité peut être engagée si des commentaires
clairement illicites ne sont pas retirés sans délai, et indépendamment
d'une notification préalable[54].
Pour justifier cette assimilation, la Cour se réfère aux « spécificités de
la présente affaire »[55].
Celles-ci consistent dans le fait que le requérant est un homme politique
qui utilise son compte «
en sa qualité d'élu local (…), à des fins politiques et dans un
contexte électoral
»[56],
contexte jugé difficile par les juridictions
nationales[57].
A ces facteurs s'ajoutent que le requérant avait «
une certaine expertise professionnelle dans le domaine numérique
»[58],
étant donné qu'il était chargé de la stratégie Internet de son parti
pendant 7 ans. Même si la Cour a pris le soin de préciser que la décision
d'ouvrir le mur du compte Facebook à tout public ne pouvait en soi pas être
reprochée au requérant, elle la décrit comme «
lourde de conséquences
»[59],
eu égard au « contexte local et électoral tendu
»[60].
Une personnalité politique expérimentée dans le domaine de la communication
publique ne pouvait ignorer le «
risque plus grand que des excès et des débordements soient commis et,
par la force des choses, diffusés auprès d'une plus large audience
»[61].
Au vu de l'impact plus ou moins grand de la communication en ligne, en
fonction de la notoriété et de la représentativité du titulaire du compte,
la Cour indique qu'il convient de moduler l'examen de la proportionnalité
de l'atteinte à la liberté d'expression. Des exigences moindres doivent
peser sur des simples particuliers comparés à «
une personne ayant un mandat d'élu local et candidate à de telles
fonctions
»[62].
Celle-ci doit à son tour faire preuve de moindre vigilance qu'une «
personnalité politique d'envergure nationale, pour qui les exigences
seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de
la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources
adaptées, permettant d'intervenir efficacement sur les plateformes de
médias sociaux
»[63].
Malgré ces précisions, l'arrêt
Sanchez
ne détermine pas le contenu exact des devoirs et responsabilités
compatibles avec l' art. 10 CEDH
pour chaque catégorie de personnes, étant donné que l'évaluation de la
proportionnalité est tributaire de l'ensemble des circonstances du cas
d'espèce.
Cette argumentation fait ressortir une différence importante par rapport au
raisonnement du Tribunal fédéral. Rappelons que les juges fédéraux avaient
insisté sur le risque de l'effet dissuasif si les devoirs de vigilance
dépendaient d'une évaluation au cas par cas du niveau du risque créé par une
publication d'un billet initial et la possibilité ouverte à tout public d'y
réagir par des commentaires. La Cour, en revanche, se montre beaucoup moins
sceptique à l'égard d'une approche casuistique. Le risque qu'une
condamnation pénale crée un « chilling effect » est mentionné,
mais la Cour ne lui attribue en fin de compte pas beaucoup de poids comparé
aux dangers provenant des propos illicites diffusés à grande échelle grâce
à internet[64].
Elle ajoute que le requérant n'a pas démontré que la condamnation pénale
aurait eu un effet négatif sur son exercice de la liberté d'expression et
que sa carrière politique n'en avait pas
souffert[65].
Cette argumentation est critiquable car elle fait abstraction du fait que
la préoccupation d'éviter un effet dissuasif a une portée plus large. Il
s'agit non seulement de limiter le risque d'auto-censure de la part de la
personne condamnée dans le cas d'espèce, mais aussi d'empêcher l'effet
psychologique que la décision judiciaire produit sur d'autres personnes qui
pourraient s'abstenir de faire usage de leur liberté d'expression pour
éviter une sanction analogue.
3. Propos concernés par l'obligation de retrait
L'étendue de la responsabilité des titulaires du compte Facebook pour les
commentaires d'autrui ne dépend pas uniquement des mesures concrètes, de
contrôle et de retrait, attendues de sa part, mais aussi du type de propos
qui doit faire l'objet de telles mesures. L'arrêt du Tribunal fédéral ne
contient pas de développement à ce sujet, étant donné que l'affaire est
examinée à l'aune de la norme antiraciste exclusivement et que les
commentaires litigieux appelaient sans équivoque directement à la violence
et entraient sans le moindre doute dans la catégorie des propos haineux
visés par l'art. 261bis CP.
Dans l'arrêt Delfi, la
Cour avait retenu comme un des facteurs pertinents pour rejeter le grief de
la violation de la liberté d'expression que les commentaires litigieux «
consistaient principalement en un discours de haine et en des propos
appelant directement à la violence
»[66].
Il n'était dès lors pas nécessaire «
de les soumettre à une analyse linguistique ou juridique pour établir
qu'ils étaient illicites : l'illicéité apparaissait au premier coup
d'œil »[67].
L'arrêt Sanchez montre que
la Cour n'entend pas limiter la responsabilité, même pénale, à des propos
qui entrent manifestement dans la catégorie du discours de haine. Pour
rappel, les commentaires litigieux consistaient largement en des propos qui
créent un amalgame entre les personnes musulmanes et des comportements
négatifs (criminalité, prostitution). De tels propos renforcent des
stéréotypes négatifs et sont susceptibles d'alimenter des sentiments
négatifs contre le groupe cible et ne sont pour cette raison pas à l'abri
de la loi pénale[68].
Ils appellent cependant une analyse plus poussée, car leur punissabilité ne
saute pas aux yeux. Pour des personnes sans connaissances spécifiques dans
ce domaine, il peut s'avérer nécessaire de solliciter des conseils
juridiques pour décider si ce type de propos entre ou non dans la catégorie
du discours de haine, ce qui est coûteux et prend du temps. Alors que des
vérifications additionnelles ne semblent pas déraisonnables de la part des
personnalités politiques avant de diffuser leurs propres propos, le même
constat ne s'impose pas forcément quand il s'agit d'évaluer des
commentaires de tiers, en vue de procéder à leur retrait dans un délai très
court[69].
Pour cette raison, il est regrettable que la Cour n'ait pas prêté davantage
d'attention à ce point, en discutant les avantages et les risques (notamment
le « chilling effect ») de s'écarter de l'approche choisie dans
l'arrêt Delfi,
qui établit une distinction entre la responsabilité pour ses propres propos
et ceux de tiers publiés en ligne.
4. Le rapport entre la responsabilité du titulaire du compte et
celle des auteurs des commentaires haineux
Les deux arrêts abordent une autre question pertinente en lien avec la
responsabilité pénale du titulaire d'un compte Facebook pour les propos
d'autrui : celle de savoir si la condamnation de l'auteur-e du contenu
illicite est un facteur à prendre en compte ou non. Le Tribunal fédéral
touche à cette problématique à la fin de son arrêt, essentiellement pour
relativiser l'argumentation du Ministère public en faveur de la
condamnation du titulaire du compte, fondée sur une obligation de
surveillance et de modération du titulaire au lieu d'une omission de
retirer les propos dont il a eu effectivement connaissance. Le fait que la
plupart des auteurs des commentaires litigieux avaient été identifiés et
condamnés permet de les dissuader de publier des propos de haine sur une
plateforme jouissant d'une certaine visibilité et de protéger indirectement
la paix publique[70].
Une obligation de surveillance constante n'était donc pas nécessaire pour
assurer que l' art. 261bis CP ne
soit privé d'effectivité, estime le Tribunal
fédéral[71].
Ce raisonnement présente certaines divergences avec celui de la CourEDH.
Les juges de Strasbourg confirment essentiellement la position des
juridictions françaises qui n'accorde pas d'importance à l'identification
et la condamnation des auteur-e-s des commentaires au motif que selon le
droit interne, le titulaire du compte avait été condamné pour des faits «
à la fois distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires
illicites et régis par un tout autre régime de responsabilité
»[72].
Dans l'arrêt Delfi, en
revanche, la Cour avait indiqué que la possibilité que les auteurs des
commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société
requérante était un facteur pertinent pour évaluer la proportionnalité de
l'atteinte à la liberté
d'expression[73].
Le fait que la Cour se soit à nouveau distancée de l'arrêt
Delfi
s'explique, d'une part, par la marge d'appréciation concédée aux autorités
nationales, qui se manifeste dans la réticence de la Cour de remettre en
cause le raisonnement des juridictions françaises. Il dénote, d'autre part,
probablement aussi une évolution de la jurisprudence européenne qui accorde
davantage de poids au risque de dérives de la communication sur la toile, en
tout cas dans des contextes politiques tendus, qu'à celui de limiter
excessivement les libertés de communication.
V. Conclusion
Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse comparative des deux
arrêts ? Tout d'abord, les deux instances convergent sur le fait qu'une
personnalité politique n'échappe pas à la responsabilité pénale pour des
commentaires haineux publiés sur son mur si elle a effectivement
connaissance des propos litigieux et omet de les retirer. La Cour
interprète cependant de façon extensive la notion de connaissance
effective. Elle considère que tous les commentaires au billet initial
forment un tout, ce qui a pour conséquence qu'une personnalité politique
qui a été alertée sur la publication d'un commentaire litigieux est censée
vérifier le reste des commentaires. La responsabilité peut donc être admise
si le titulaire du compte savait ou aurait dû savoir que des propos haineux
ont été publiés sur son mur. La Cour n'exclut pas non plus des devoirs de
vigilance encore plus poussés, en fonction des circonstances du cas
d'espèce. Cette approche casuistique tranche avec l'approche du Tribunal
fédéral, davantage préoccupé par la prévisibilité des sanctions pénales et
l'effet dissuasif sur les libertés de communication des personnalités
politiques. La Cour européenne, quant à elle, se montre plus préoccupée par
le risque systémique que pose la communication en ligne pour la dignité et
la non-discrimination des groupes cibles des propos de haine.
Die Reihe «#unbequem» soll das Wirken von Daniel Hürlimann für eine offene Wissensgesellschaft weitertragen.
Im Unterschied zu üblichen Artikeln in sui generis sind die Texte weder auf juristische Fragen beschränkt noch werden
sie einer doppelblinden Peer Review unterzogen. Sie werden vom Herausgeber:innen-Team in einem offenen Verfahren
gesichtet und kommentiert. Alles weitere ist dem
Vorwort
dieser Reihe zu entnehmen.
Herausgegeben von Nils Güggi / Dario Haux / Luca Ranzoni / Stefan Schlegel / Charlotte Sieber-Gasser / Marc Thommen
La série «#unbequem» a pour but de poursuivre l’engagement de Daniel Hürlimann en faveur d’une société dans laquelle le
savoir est accessible à tous. Contrairement aux articles habituellement publiés chez sui generis, les textes de
cette série ne se limitent pas aux questions juridiques et ne sont pas soumis à la procédure d’évaluation par les pairs
en double aveugle. Ils sont examinés et commentés par la rédaction dans le cadre d’une procédure ouverte.
Pour plus d'informations, veuillez consulter la
préface
de cette série.
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[1] Arrêt de la CEDH
[GC]
45581/15 du 15 mai
2023 (Sanchez c. France). Pour des commentaires, voir Frederic
Kupsch,
Watch Your Facebook Comment Section! : Holding Politicians
Criminal Liable for Third Parties' Hate Speech - No Violation
of Freedom of Expression under the ECHR, Völkerrechtsblog 2021 ; pour des commentaires de l'arrêt de
Chambre, largement confirmé par la Grande Chambre, voir Päivi
Korpisaari,
From Delfi to Sanchez - when can an online communication
platform be responsible for third-party comments? An analysis
of the practice of the ECtHR and some reflections on the Digital
Services Act, Journal of Media Law 2022, p. 352 ss ; Jacob van de Kerkhof,
Sanchez v. France, Expansion of Intermediary Liability in the
Context of Online Hate Speech, Strasbourg Observers 2023 ; Meri Baghdasaryan,
Sanchez v. France: Are the Expanded Liability Rules Foreseeable
for Social Media Users?, Strasbourg Observers 2023.
[2] Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4
novembre 1950 (CEDH ;
RS 0.101).
[6] Pour les médias,
voir Recommandation
CM/Rec(2011)7
du Comité des Ministres aux Etats membres sur une nouvelle
conception des médias (2013), ch. 7 : « Tous les acteurs nouveaux
ou traditionnels qui interviennent dans l'écosystème médiatique
devraient pouvoir s'appuyer sur un cadre d'action qui leur
garantisse un niveau de protection adéquat et leur indique
clairement quels sont leurs devoirs et responsabilités (…). La
réponse devrait être graduelle et différenciée selon le rôle que
jouent les services de médias concernés dans la production et la
diffusion de contenus. » ; pour les intermédiaires, voir
Recommandation
CM/Rec(2018)2
sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires
d'internet (2018), ch. 1.3.9., qui renvoie à la Recommandation
mentionnée précédemment.
[8] Ce point est mis
en exergue dans l'opinion dissidente des juges Sajóet
Tsotsoria dans Arrêt de la CEDH [GC]
64569/09
du 16 juin 2015 (Delfi c. Estonie), § 1 ss.
[9] La censure
collatérale désigne la constellation où « l'État tient une partie
privée (A) pour responsable des propos d'une autre partie privée
(B), et que A a le pouvoir de bloquer ou de censurer les propos de
B, ou de contrôler d'une autre manière l'accès à ces propos »
(Balkin [N 5], p. 2309), cité selon la traduction française de
l'opinion dissidente des juges Sajóet Tsotsoria
dans CEDH [GC],
Delfi c. Estonie, § 1.2.
[10] U.S. Supreme
Court, Smith v. California,
361 U.S.147, p. 153 s. (1959).
[15] Voir Cass R.
Sunstein, One Case at a Time, Judicial Minimalism on the Supreme
Court, Cambridge (Mass.) 1999.
[29] CEDH [GC],
Sanchez c. France, § 185, qui utilise le terme de « responsabilité partagée de tous
les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de
responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en
fonction de la situation objective de chacun. »
[34] Pour la notion
de censure collatérale, voir supra, N 3 ss.
[45] Voir CEDH
[GC], Sanchez c. France, §
194 (renvois internes supprimés). La Cour y relève que le requérant
avait été alerté, et avait publié un message d'avertissement, «
sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre
la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des
commentaires alors accessibles au public. L'absence d'un tel
contrôle minimal apparaît d'autant plus inexplicable que, dès le
lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l'intervention
de Leila T. et qu'il était ainsi effectivement informé des
problèmes susceptibles d'être soulevés par les autres commentaires
».
[68] Pour des
exemples tirés de la jurisprudence du Tribunal fédéral, voir ATF
148 IV 113
concernant une affiche politique appelant à empêcher des aires de
transit pour les « Tziganes », avec des illustrations très
explicites dénigrant le groupe cible comme des personnes
insalubres, nauséabondes et criminelles. Voir aussi ATF
143 IV 193, qui concerne une affiche politique en faveur de l'initiative
populaire « stop à l'immigration de masse ! » avec le titre «
Kosovaren schlitzen Schweizer auf!
» (« Des Kosovars éventrent des Suisses ! »). En raison de
leurs illustrations et de leur grande visibilité dans l'espace
public, on peut considérer que ces deux affiches sont susceptibles
d'avoir un plus grand impact que les commentaires litigieux dans
l'affaire Sanchez,
publiés sur le mur d'un politicien qui a environ 1800 ami-e-s (CEDH
[GC], Sanchez c. France, §
23).
[69] Au sujet de
l'effet dissuasif de la responsabilité pour les propos d'autrui,
voir supra, N 3 ss et CEDH [GC],
Delfi c. Estonie. A titre de comparaison, le Conseil constitutionnel a considéré
l'obligation à la charge de certains opérateurs de plateforme en
ligne (y compris Meta) de procéder au retrait de contenus
manifestement haineux dans un délai de 24h comme contraire à la
liberté d'expression, compte tenu du délai très court, des
difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des
propos et le nombre potentiellement très grand de signalements. Un
tel régime ne peut, selon le Conseil constitutionnel, « qu'inciter
les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui
leur sont signalés » (Décision
n°2020-801 DC du 18 juin 2020, § 19). Ces réflexions sont
utiles, même s'il existe des différences entre la constellation que
la Cour a jugé dans l'arrêt
Sanchez
et les cas d'application potentiels de la législation
française (nombre potentiellement très élevé de signalements v. un
nombre de commentaires limité dans le cas Sanchez;
obligation de retrait visant l'opérateur de plateforme en ligne v.
le titulaire d'un compte Facebook, étant précisé que cette dernière
différence militerait en faveur d'une appréciation plus stricte de
la proportionnalité dans le cas
Sanchez c. France).