La responsabilité pénale des personnalités politiques pour les commentaires haineux publiés sur le mur de leur compte Facebook - un regard vers Lausanne et Strasbourg

Maya Hertig Randall *

Tant le Tribunal fédéral que la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme ont été appelés à se prononcer sur la responsabilité pénale d'un homme politique pour les commentaires haineux publiés sur le mur de son compte Facebook. La présente contribution analyse les deux arrêts, rendus en 2022 et 2023, en identifiant les convergences et divergences : les deux juridictions admettent qu'une personnalité politique puisse être tenue pour responsable sur le plan pénal si elle a connaissance du contenu haineux et ne procède pas à son retrait. En revanche, le raisonnement du Tribunal fédéral se montre plus préoccupé par le respect de la liberté d'expression, alors que la Cour européenne des droits de l'homme attache davantage d'importance à la lutte contre la prolifération des propos haineux sur la toile.

Das Bundesgericht und der Europäische Gerichtshof für Menschenrechte (Grosse Kammer) fällten beide ein Urteil zur strafrechtlichen Verantwortung eines Politikers für Hasskommentare auf der Pinnwand seines Facebook-Accounts. Dieser Beitrag analysiert die beiden Urteile aus den Jahren 2022 und 2023 und identifiziert sowohl Konvergenzen und Divergenzen: Beide Gerichte kommen zum Schluss, dass Politiker*innen für Hassrede Dritter strafrechtlich zur Verantwortung gezogen werden können, wenn sie von den strittigen Kommentaren Kenntnis haben und diese nicht löschen. Die Argumentation des Bundesgerichts ist hingegen stärker auf die Wahrung der Meinungsfreiheit ausgerichtet, während der Europäische Gerichtshof für Menschenrechte der Bekämpfung von Hassrede im Netz ein stärkeres Gewicht beimisst.

Citation: Maya Hertig Randall, La responsabilité pénale des personnalités politiques pour les commentaires haineux publiés sur le mur de leur compte Facebook - un regard vers Lausanne et Strasbourg, in: Güggi/Haux/Ranzoni/Schlegel/Sieber-Gasser/Thommen (édit.), sui generis #unbequem 2024, S. 113

DOI: https://doi.org/10.21257/sg.257

* Maya Hertig Randall, Prof., avocate, LL.M. (Cambridge), professeure de droit constitutionnel à l'Université de Genève (maya.hertig@unige.ch). L'autrice remercie Mme Kristina Strelchouk, avocate et assistante au Département de droit public de la Faculté de droit de l'Université de Genève, pour la soigneuse relecture du manuscrit.


I. Introduction

A quelles conditions une personnalité politique peut-elle être condamnée pour des commentaires haineux publiés sur le mur de son compte Facebook ? La Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) et le Tribunal fédéral ont eu l'occasion de se prononcer sur cette question dans deux arrêts récents. Dans l'arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023[1], la Grande Chambre de la CourEDH a conclu que la condamnation pénale du titulaire du compte Facebook était conforme à la liberté d'expression, protégée à l'art. 10 CEDH[2]. Le Tribunal fédéral, quant à lui, a statué en faveur de la personne condamnée dans un arrêt rendu le 7 avril 2022 (ATF 148 IV 188)[3], confirmant l'acquittement prononcé par les deux juridictions précédentes. Concilier le respect de la liberté d'expression avec la lutte contre le discours de haine n'est pas toujours aisé et soulève encore davantage de difficultés dans le monde digital. La présente contribution, écrite à la mémoire de Daniel Hürlimann, a pour objectif de jeter un éclairage sur cette problématique, par une analyse comparative des deux arrêts mentionnés. Elle est écrite pour rendre hommage à un collègue que nous avons eu le privilège de connaître et de côtoyer au sein de l'Association Notre Droit. Daniel Hürlimann était un collègue passionné, enthousiaste et polyvalent. Ses activités scientifiques ont porté sur de nombreux domaines, y compris les nouvelles technologies, centrales pour les recherches du jeune professeur en informatique juridique et en droit du numérique. Les valeurs qui s'opposent dans l'arrêt Sanchez et l'ATF 148 IV 188 ont été chères à Daniel Hürlimann. D'un côté, la liberté d'expression, condition indispensable du pluralisme et de la transparence dans une société démocratique, de l'autre la dignité humaine, la non-discrimination et la coexistence pacifique des différents groupes au sein d'une société pluraliste, ouverte d'esprit et tolérante, également des valeurs centrales pour un Etat de droit démocratique. Le Tribunal fédéral et la CourEDH ont-ils établi un juste équilibre entre les différentes valeurs qui s'affrontent ? Nous regrettons profondément ne jamais avoir l'occasion de débattre de cette question avec Daniel Hürlimann et de livrer aux lecteurs et lectrices nos réflexions sans avoir pu les tester et raffiner en échange avec lui.

Nous relèverons, dans un premier temps, quelques défis et spécificités liés à la régulation du contenu haineux en ligne (N 3 ss), nécessaires pour pouvoir porter un regard critique sur les deux arrêts concernant la responsabilité pénale des titulaires d'un compte Facebook pour les propos haineux de tiers. Après un bref exposé des faits (N 9 ss), nous apporterons des précisons sur la méthode d'analyse adoptée par les deux instances (N 12 ss), pour examiner dans quelle mesure leur raisonnement converge ou diverge au sujet des questions liées à la responsabilité pénale pour les commentaires d'autrui en ligne (N 15 ss).

II. Défis et spécificités liés à la régulation du contenu haineux en ligne

Une caractéristique de la communication en ligne qui est importante pour la thématique de la présente contribution, est sa dépendance des intermédiaires[4]. La diffusion de propos en ligne fait intervenir toute une série d'acteurs qui assument des fonctions variées : assurer la connexion à internet, permettre d'effectuer des recherches en ligne, héberger des contenus générés par les utilisateurs et utilisatrices, pour en nommer quelques-unes. Dans le cas de figure des commentaires publiés sur le mur d'un compte Facebook, tant le réseau social que la personne qui détient le compte et ouvre l'accès à la fonction de publication sur son mur agissent à titre d'intermédiaires, facilitant une diffusion à grande échelle des commentaires de tiers. Comme les auteur-e-s de commentaires sont souvent difficiles à identifier, et peuvent se trouver dans une autre juridiction, ce qui rend difficile leur poursuite et leur condamnation, la régulation du contenu en ligne se focalise largement sur le rôle et les responsabilités des intermédiaires[5].

Du point de vue de la liberté d'expression, il est important que les devoirs et les conditions de responsabilité, pénale ou civile, de chaque intermédiaire soient clairement définis et prévisibles, et qu'ils soient adaptés au rôle qu'ils jouent dans la diffusion des propos, à leur taille et à leur capacité financière. Le concept d'une responsabilité graduelle et différenciée des médias et des intermédiaires d'internet, reflète ces préoccupations[6]. Un cadre légal imprévisible, des exigences trop élevées, couplées à des sanctions excessivement sévères créent un effet dissuasif (« chilling effect »), préjudiciable à la libre circulation des idées[7]. Le fait que l'intermédiaire puisse être tenu pour responsable pour des propos qui ne sont pas les siens renforce l'effet d'inhibition[8]. Le défi de réguler, selon les cas, une vaste quantité de contenus, est un autre facteur qui augmente le risque d'une censure dite collatérale ou privée excessive[9], qui ne se limite pas seulement à empêcher la diffusion de propos illicites, mais aussi celle de propos protégés par la liberté d'expression.

La Cour suprême des Etats-Unis a décrit le phénomène du « chilling effect » dans un arrêt qui porte sur la condamnation d'un libraire pour avoir vendu un livre jugé obscène en application d'une loi qui instaure une responsabilité indépendamment de la question de savoir si le libraire connaît le contenu du livre ou non. Selon la Cour, un tel régime induit un effet d'auto-censure, dans la mesure où le libraire se limitera à vendre des livres qu'il aura pu inspecter, ce qui réduira de manière drastique l'offre de livres, tant obscènes que non obscènes, disponibles au public[10].

Cet exemple souligne que des règles de responsabilité excessivement strictes ont des effets préjudiciables pour la société dans son ensemble, étant donné que la censure collatérale limite de façon disproportionnée la libre circulation des informations et des idées.

Du point de vue des victimes des propos de haine, la démocratisation de la communication, qui rend possible la diffusion de contenu à grande échelle, sans coûts significatifs, et souvent de façon anonyme, augmente de manière drastique leur vulnérabilité. La jurisprudence de la CourEDH souligne les effets contrastés de l'internet. Dans l'arrêt Delfi c. Estonie[11], le premier arrêt de principe dans lequel la Grande Chambre s'est prononcée sur la question de la responsabilité d'un intermédiaire dans le contexte du numérique, la CourEDH relève « deux réalités contradictoires » d'internet :

    « la possibilité pour les individus de s'exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d'exercice de la liberté d'expression. […] Cependant, les avantages de ce média s'accompagnent d'un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. »[12].

Ayant constaté qu'il existe une tension entre la liberté d'expression (art. 10 CEDH), d'une part, et les droits des cibles de propos illicites, protégés par le droit au respect de la sphère privée (art. 8 CEDH), la Cour relève qu'il convient d'établir un juste équilibre entre les deux droits, qui sont de valeur égale. Comment les deux arrêts ont-ils mis en balance les droits en tension ? Cette question sera au cœur de l'analyse qui suit.

III. Remarques liminaires sur les arrêts analysés

1. Les faits à la base de l'arrêt Sanchez c. France et de l'ATF 148 IV 188

Les faits à la base des deux arrêts présentent de fortes ressemblances. Dans les deux cas, le titulaire du compte Facebook qui a rendu son mur accessible à tout public est un politicien qui occupe le spectre droit de l'échiquier politique et qui utilise son compte pour diffuser des contributions sur des sujets politiques chers à son parti. Les deux personnalités ont de l'expérience dans le domaine de la communication et ont publié des propos critiques des personnes musulmanes qui ont suscité des commentaires qualifiés par les juridictions nationales de propos haineux. Les deux politiciens n'ont pas retiré les commentaires en question. Dans l'affaire helvétique, l'accusé avait indiqué ne pas avoir eu connaissance des commentaires haineux avant l'ouverture de la procédure pénale et avoir renoncé à les enlever « de manière à figer les choses pour la police »[13], ce que les juridictions cantonales ont jugé une explication plausible.

Dans l'affaire Sanchez, un commentaire, qui visait une personne déterminée, avait été retiré par son auteur, sur plainte d'une des deux personnes explicitement visées, à savoir la compagne d'un politicien qui était, comme le titulaire du compte, candidat aux élections législatives dans la même circonscription et donc un adversaire de celui-ci. Alerté par l'auteur du commentaire sur l'intervention de la compagne, le titulaire du compte n'a pas supprimé un autre commentaire litigieux, malgré le fait qu'il indiquait consulter son compte Facebook tous les jours et qu'il avait publié un message invitant les intervenant-e-s à surveiller le contenu de leurs commentaires. Interpellé sur la présence du commentaire sur son mur dans le cadre de l'enquête pénale, il a fait valoir que les propos lui paraissaient couverts par la liberté d'expression.

A part le contexte électoral, qui était spécifique de l'affaire Sanchez, un autre fait qui distingue les deux affaires tient au contenu des propos litigieux. La première affaire portait essentiellement sur des propos qui faisaient un amalgame entre la population musulmane, la criminalité, le trafic des stupéfiants et la prostitution. Dans l'affaire helvétique, une partie considérable des commentaires incitaient explicitement à la violence, parfois avec des illustrations à l'appui (images d'une guillotine, de lance-flamme, d'une bouteille incendiaire), ce qui les rendaient comparativement plus aisés à repérer et à identifier comme des propos manifestement illégaux.

2. La méthode d'analyse adoptée par le TF et la CourEDH

Avant d'analyser certaines questions clés liées à la responsabilité pénale du titulaire du compte Facebook dans une perspective comparative, il est important d'apporter quelques précisions sur la méthode d'analyse des deux instances. Le Tribunal fédéral a examiné la problématique principalement du point de vue du droit pénal suisse et non sous l'angle des droits fondamentaux. Des considérations liées à la liberté d'expression apparaissent en filigrane de l'arrêt. L'analyse sous l'angle du droit pénal a amené le Tribunal fédéral essentiellement à se demander si la responsabilité pénale du titulaire du compte était engagée en vertu de l'art. 261bis CP[14], qui proscrit la discrimination raciale. Il a examiné l'état de fait tant du point de vue de l'omission que sous l'angle de l'action, s'interrogeant si l'auteur s'était rendu coupable du fait qu'il avait omis de retirer les commentaires en question ou parce qu'il les avait rendus accessibles sur son mur à tout public, mettant ainsi à disposition une installation qui permettait à des tiers de diffuser des propos haineux.

L'examen de la CourEDH se place, sans surprise, sur le terrain des droits humains, et porte sur l'analyse des trois conditions de restriction de la liberté d'expression (art. 10 § 2 CEDH), analyse qui consiste à examiner si l'ingérence, en l'espèce la condamnation pénale, était (1) prévue par la loi, (2) poursuivait un ou plusieurs motifs légitimes énumérés par la Convention, et (3) si elle était nécessaire dans une société démocratique. La troisième condition implique un examen de la proportionnalité de la restriction, sous forme d'une mise en balance des droits et intérêts qui s'opposent. Comme la Cour le rappelle régulièrement dans sa jurisprudence, les États membres disposent d'une marge d'appréciation quand il s'agit de déterminer s'ils ont ménagé un juste équilibre entre les différents droits en jeu. Cette approche, respectueuse du principe de subsidiarité, va de pair avec une approche dite « minimaliste », consistant à trancher « un cas à la fois »[15] au lieu de poser des principes généraux en réponse à une question fondamentale : la Cour souligne que sa mission est de statuer sur une affaire concrète, à la lumière des circonstances du cas d'espèce. La conclusion dans l'arrêt Sanchez est parlante à cet égard. Elle retient l'absence d'une violation de la liberté d'expression, « sur la base d'un examen in concreto des circonstances spécifiques de la présente affaire et eu égard à la marge d'appréciation dont bénéficie l'État défendeur »[16]. En d'autres termes, l'arrêt n'implique pas qu'une décision nationale qui retiendrait une violation de la liberté d'expression dans une autre affaire portant sur la même problématique soit contraire à la Convention. Il serait donc hâtif de conclure que l'issue favorable à la liberté d'expression à laquelle était parvenu le Tribunal fédéral dans l'ATF 148 IV 188 était en contradiction avec la CEDH, étant donné que la marge d'appréciation concédée aux autorités nationales, et les circonstances spécifiques du cas d'espèce, laissent la place à des décisions qui tranchent la question de la responsabilité pénale dans un sens différent.

Bien qu'il n'y ait pas de contradiction entre les deux arrêts examinés dans la présente contribution, voire plusieurs points de convergence, il existe également quelques divergences sur la question de savoir comment établir un juste équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et les droits des groupes cibles du discours de haine, d'autre part. Ces convergences et divergences seront relevées à l'aide d'éléments de comparaison, choisis en raison de leur importance pour déterminer les conditions auxquelles une personnalité politique peut voir sa responsabilité pénale engagée pour les commentaires haineux d'autrui.

IV. Eléments de comparaison

1. Exigences en matière de légalité

Dans un domaine qui évolue rapidement en fonction du progrès technologique, il n'existe souvent pas de législation qui régit spécifiquement la responsabilité des intermédiaires d'internet, ce qui a pour conséquence que les autorités ont tendance à se fonder sur des lois existantes, en comblant les lacunes par le biais de l'interprétation. Cette démarche entre en tension avec les exigences de la légalité, particulièrement strictes dans le domaine du droit pénal.

Le Tribunal fédéral souligne ces exigences, principalement de prévisibilité d'une condamnation pénale, qui découlent de l' art. 1 CP et de l'art. 7 CEDH, et posent des limites à l'interprétation de la norme pénale. L'application de la norme pénale ne doit pas se fonder sur une interprétation « excédant ce qui est admissible au regard des principes généraux du droit pénal »[17]. Les juges fédéraux se fondent ensuite sur un principe général du droit pénal d'origine jurisprudentielle selon lequel la responsabilité pénale peut être engagée en raison de la création d'un risque qui excède ce qui peut être socialement admis (« Sozialadäquanz »). A leur avis, par le choix de rendre son « mur » Facebook « accessible à tout public, et d'y aborder des thèmes de nature politique, sensibles et sujets aux amalgames, le titulaire du compte en question, personnalité publique de surcroît, a créé un risque que des contenus illégaux y soient déposés. »[18] Le risque créé ne dépasse cependant ce qui est socialement admis que si le ou la titulaire du compte avait connaissance du commentaire problématique[19]. Le raisonnement du Tribunal fédéral, basé sur le risque socialement admis, se fonde sur une jurisprudence antérieure portant sur la responsabilité pénale pour les commentaires d'autrui d'une personne qui gérait, sur son site internet, un forum de discussion[20]. Il tient également compte du fait que le législateur n'a pas jugé opportun de légiférer sur la responsabilité pénale des intermédiaires d'internet tels que Facebook, ou des simples « fournisseurs de contenus », y compris les titulaires de compte, au motif qu'une telle législation était délicate à l'aune de la liberté d'expression[21]. Des obligations de contrôle indépendamment de la connaissance effective des contenus illégaux ne seraient dès lors pas conformes au principe de légalité[22].

Dans l'arrêt Sanchez, la CourEDH a été amenée à examiner l'arsenal juridique du droit français sur lequel se fondait la condamnation du requérant. En substance, le titulaire du compte avait été condamné pour un délit de presse commis par un moyen de communication au public par voie électronique, en tant que « producteur » d'une publication. Comme le relèvent les juges Wojtyczek et Zünd dans leur opinion dissidente[23], la responsabilité pénale se fondait sur un ensemble normatif complexe. Elle découlait d'une série de normes contenues dans deux actes normatifs différents. Le rapport entre les différentes normes, les termes utilisés, comme celui de « producteur », étaient éclaircis par « une jurisprudence abondante et très dispersée »[24]. Cette jurisprudence permettait, selon la Cour, « d'envisager »[25] la responsabilité du producteur même dans le cas où l'auteur des commentaires litigieux a pu être identifié et poursuivi, sans qu'un arrêt ne l'ait établi clairement. Du point de vue de la prévisibilité, ce fait est significatif. En effet, une interprétation littérale laisse entendre que la norme en question établit une responsabilité en cascade[26], semblable à celle prévue en droit suisse par l'art. 28 CP. A l'aune de tous ces éléments, pris ensemble, la conclusion selon laquelle la condamnation du requérant était prévue par la loi n'est de loin pas évidente.

En conclusion, dans les deux arrêts, la condamnation du titulaire du compte pour les propos d'autrui ne pouvait se fonder sur une norme spécifique, dont le libellé permettait de comprendre facilement aux utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux les obligations de contrôle qui leur incombent à l'égard du contenu publié par des tiers pour éviter une condamnation pénale s'ils utilisent leur compte comme un espace de discussion. Cependant, le raisonnement du Tribunal fédéral, qui se fonde sur un principe général de droit pénal déjà appliqué pour établir la responsabilité pénale dans une situation très proche en cas de connaissance du contenu illicite, nous semble plus respectueux du principe de légalité que celui de la CourEDH, qui ne fait, par ailleurs, aucune référence aux exigences strictes en matière de légalité dans le domaine pénal[27]. Cette conclusion s'impose d'autant plus que la Cour s'accommode d'une interprétation extensive de la condition prévue dans la législation française, selon laquelle le titulaire du compte doit avoir eu connaissance du commentaire illicite pour que sa responsabilité pénale soit engagée.

2. Exigence de la connaissance des commentaires illicites

Comme mentionné précédemment[28], le concept d'une responsabilité graduelle et différenciée des différents intermédiaires d'internet, auquel se réfère la Cour dans l'arrêt Sanchez[29], implique des obligations plus ou moins strictes à la charge des différents acteurs, en fonction d'une série de critères, comme leur rôle, leur taille et leur force économique. Les devoirs pourraient notamment aller d'un contrôle préventif des commentaires à des obligations de retrait en cas de signalement ou en cas de découverte de propos illicites, la dernière option impliquant des devoirs de surveillance du contenu publié. Le Tribunal fédéral et la Cour convergent sur le fait que la responsabilité pénale peut être engagée si le titulaire du compte Facebook omet de retirer les propos illicites dont il a effectivement connaissance.

a) Le raisonnement du Tribunal fédéral

Le raisonnement du Tribunal fédéral se fonde avant tout sur le principe de la légalité, mais inclut aussi des considérations liées à la proportionnalité. Il accorde un poids important au fait que le législateur a renoncé à imposer aux titulaires de compte, voire même aux prestataires de service eux-mêmes, une obligation de modération, « soucieux de ne pas mettre en place une norme susceptible d'entraîner des restrictions disproportionnées au principe de la liberté d'expression »[30]. Dans ces conditions, mettre à la charge du titulaire du compte une obligation de surveillance et de modération sortirait du cadre de la légalité. Un tel devoir de vigilance serait « très lourd puisque permanent et exhaustif »[31], ce qui laisse entendre qu'il poserait problème sous l'angle de la proportionnalité. Ces considérations amènent le Tribunal fédéral à rejeter la position du Ministère public neuchâtelois, qui avait recouru contre l'acquittement du titulaire du compte. Selon l'autorité recourante, un devoir de monitoring et de surveillance pourrait découler des circonstances du cas concret, « telles que la sensibilité des sujets abordés, le cercle de potentiels destinataires des publications, ou encore le nombre ou le caractère frappant des commentaires ‹ postés › en réaction à la publication originelle »[32]. En d'autres termes, un membre d'un parti politique qui est suivi par un public se situant sur le spectre droit de l'échiquier politique et qui publie des contributions sur des sujets chers au parti et dont on peut s'attendre à ce qu'elles provoquent des réactions hostiles contre certains groupes, voire qui exploite de tels sujets pour alimenter ce type de réactions, doit faire preuve d'une vigilance accrue. Le Tribunal fédéral rejette cette position, qui « reposerait intégralement sur une évaluation délicate à opérer, difficilement prévisible et manifestement empreinte de subjectivité »[33]. Cette argumentation met en avant l'importance de standards clairs et prévisibles pour éviter un effet dissuasif sur la liberté d'expression, sous forme de censure collatérale excessive[34].

b) L'argumentation du requérant dans l'affaire Sanchez

Dans l'affaire Sanchez, le requérant ne remettait pas fondamentalement en cause la solution découlant du droit français, selon laquelle la responsabilité pénale du titulaire du compte pouvait être engagée en cas de connaissance des commentaires illicites. Il relevait que le droit français ne définissait pas clairement quand une personne est réputée avoir eu connaissance d'un message et qu'une telle prise de connaissance ne devait, pour des raisons liées à la sécurité juridique, pas être admise sans notification préalable demandant le retrait des propos litigieux, faute de quoi l'obligation de contrôle qui pèserait sur lui serait très lourde. Le requérant soulignait en plus qu'il avait été condamné pour deux commentaires : le premier avait été retiré par son auteur sur plainte d'une des personnes explicitement visées en moins de 24 heures, ce qui avait été porté à la connaissance du requérant. Le second, qui ne lui avait pas été signalé, était effectivement resté en ligne plusieurs semaines, mais il n'avait pas été établi qu'il en avait eu effectivement connaissance.

Cet argument fait écho à celui du Tribunal fédéral, mettant en exergue des considérations liées à la sécurité juridique et à la proportionnalité. Il tranche avec le raisonnement de la Cour européenne dans l'arrêt Sanchez.

c) Le raisonnement de la Cour européenne des droits de l'homme

A la différence du Tribunal fédéral, l'approche de la Cour européenne est axée davantage sur les circonstances du cas concret et plus soucieuse de prévenir la propagation des propos de haine. Après avoir indiqué qu'une mise en demeure préalable n'était pas indispensable pour que la responsabilité pénale du titulaire du compte soit engagée[35], la Cour confirme qu'il serait en général excessif et irréaliste d'exiger le retrait d'un commentaire haineux en moins de 24 heures[36]. Ce constat ne la conduit cependant pas à conclure que la condamnation pour le premier commentaire, retiré promptement après signalement, soit constitutive d'une violation de la Convention. La Cour esquive ce point par un raisonnement qualifié de « pirouette intellectuelle »[37]. Elle relève que le premier commentaire « ne constitue que l'un des éléments à prendre en compte en l'espèce, dans le cadre d'un examen de l'ensemble des faits reprochés par les autorités internes ». Autrement dit, le requérant n'a pas été condamné « du fait de l'un ou l'autre des commentaires pris isolément »[38], « mais pour ne pas avoir retiré promptement l'ensemble des commentaires illicites ».[39] Lesdits commentaires constituaient, selon la Cour, « non seulement un fil de discussion, mais bien une forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène, que les autorités internes ont pu raisonnablement appréhender comme tel »[40]. Au moment du retrait du premier commentaire, le second avait déjà été publié, ce qui montre, selon la Cour, que le billet initial du requérant « a non seulement entamé un dialogue (…), mais également engendré des conséquences qui le dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet »[41]. Quant au commentaire qui n'avait pas été retiré promptement, la Cour estime que l'appréciation des faits qui a conduit à la conclusion que le requérant avait eu connaissance des propos illicites publiés sur le mur de son compte Facebook était raisonnable[42]. Cette conclusion s'était fondée sur une série de facteurs, en particulier le fait que le requérant avait été alerté au sujet du premier commentaire, qu'il avait affirmé au cours de l'enquête qu'il considérait les commentaires litigieux comme étant compatibles avec la liberté d'expression, qu'il consultait, selon ses propres dires, son compte tous les jours[43]. Quant à ce dernier point, la Cour a pris en compte que le billet initial n'avait donné lieu qu'à un nombre limité de commentaires, de sorte que leur lecture n'aurait pas engendré une charge excessive[44].

Le raisonnement de la Cour montre qu'elle s'accommode avec une interprétation extensive de la connaissance des commentaires illicites. Comme l'approche est casuistique et considère les différents commentaires comme un tout, il n'est pas évident de savoir si la condamnation aurait été justifiée même si le requérant n'avait pas été alerté sur l'existence au moins d'un commentaire problématique. L'analyse holistique implique, en tout cas, qu'une personnalité politique qui rend le mur de son compte Facebook public prend un grand risque si elle fait l'autruche. Une fois alertée sur l'existence d'un commentaire problématique, ou peut-être même dans d'autres circonstances étayant un risque de prolifération de commentaires haineux sur son mur, elle a un intérêt à être proactive et à examiner l'ensemble des commentaires, au moins si leur nombre n'est pas excessif[45]. A la différence du Tribunal fédéral, qui se soucie avant tout de l'effet dissuasif créé par une obligation de monitorage et de contrôle, la Cour se préoccupe davantage du risque systémique créé par les réseaux sociaux pour les groupes cibles du discours de haine. Elle fait allusion à ce risque par sa mention selon laquelle les conséquences d'un billet initial, même s'il n'enfreint pas lui-même la loi pénale, le « dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet »[46].

D'autres passages de l'arrêt Sanchez étayent l'interprétation selon laquelle la Cour prône en réalité des devoirs de contrôle et de monitoring plus larges qu'une simple obligation de retrait suite à la connaissance effective de l'existence d'un commentaire illicite. En effet, tout en admettant que la surveillance effective de tous les commentaires peut, surtout en cas de fréquentation importante du compte, « imposer une disponibilité ou le recours à des moyens significatifs, voire considérables »[47], la Cour relève que l'exonération de toute responsabilité du titulaire du compte « risquerait de faciliter ou d'encourager les abus et des dérives, qu'il s'agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais également des manipulations, des mensonges ou encore de la désinformation »[48]. Pour cette raison, elle se prononce en faveur d'une responsabilité partagée entre tous les acteurs impliqués et graduée en fonction de leur situation objective[49].

Le concept d'une responsabilité graduelle et différenciée ne donne, dans le cas d'espèce, cependant pas lieu à une différenciation des devoirs entre le titulaire du compte et le réseau social lui-même. La Cour affirme qu'un filtrage préalable (pas disponible au moment des faits pour les commentaires sur le mur Facebook) ou « un minimum de contrôle a posteriori », « destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à les supprimer dans un délai raisonnable » était souhaitable[50]. La tendance à assimiler le titulaire du compte à d'autres acteurs ressort aussi des passages de l'arrêt dans lesquels la Cour se réfère aux principes découlant de l'arrêt Delfi[51]. Dans cette affaire, elle avait jugé compatible avec la liberté d'expression un jugement national en vertu duquel un grand portail d'information répondait sur le plan civil des commentaires qui incitaient explicitement à la haine et à la violence et qui étaient restés en ligne pendant plusieurs semaines, malgré certaines mesures de précaution prises par la société requérante (un rappel des contenus illicites sur le site, un système de retrait sur notification accessible à toute personne, et un filtre automatique qui supprimait des commentaires basé sur certains mots). La Cour avait cependant explicitement limité la portée de son arrêt, ce qui laissait entendre qu'une obligation de contrôle permanent du contenu publié par des tiers concernait avant tout des acteurs comme la société requérante, à savoir un grand portail d'actualité sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales[52]. L'affaire ne concernait pas, selon la Cour, « d'autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires », « (…) sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs »[53].

Dans l'arrêt Sanchez, la Cour confirme que le requérant ne peut pas être assimilé à un grand portail d'information exploité à titre professionnel et à des fins commerciales et entre dans la catégorie « d'autres types de forums », mais semble néanmoins considérer qu'un traitement largement analogue est justifié. Elle indique qu'elle ne voit pas de raison de s'écarter de la conclusion à laquelle elle était parvenue dans l'arrêt Delfi, selon laquelle la responsabilité peut être engagée si des commentaires clairement illicites ne sont pas retirés sans délai, et indépendamment d'une notification préalable[54].

Pour justifier cette assimilation, la Cour se réfère aux « spécificités de la présente affaire »[55]. Celles-ci consistent dans le fait que le requérant est un homme politique qui utilise son compte « en sa qualité d'élu local (…), à des fins politiques et dans un contexte électoral »[56], contexte jugé difficile par les juridictions nationales[57]. A ces facteurs s'ajoutent que le requérant avait « une certaine expertise professionnelle dans le domaine numérique »[58], étant donné qu'il était chargé de la stratégie Internet de son parti pendant 7 ans. Même si la Cour a pris le soin de préciser que la décision d'ouvrir le mur du compte Facebook à tout public ne pouvait en soi pas être reprochée au requérant, elle la décrit comme « lourde de conséquences »[59], eu égard au « contexte local et électoral tendu »[60]. Une personnalité politique expérimentée dans le domaine de la communication publique ne pouvait ignorer le « risque plus grand que des excès et des débordements soient commis et, par la force des choses, diffusés auprès d'une plus large audience »[61].

Au vu de l'impact plus ou moins grand de la communication en ligne, en fonction de la notoriété et de la représentativité du titulaire du compte, la Cour indique qu'il convient de moduler l'examen de la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression. Des exigences moindres doivent peser sur des simples particuliers comparés à « une personne ayant un mandat d'élu local et candidate à de telles fonctions »[62]. Celle-ci doit à son tour faire preuve de moindre vigilance qu'une « personnalité politique d'envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d'intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux »[63]. Malgré ces précisions, l'arrêt Sanchez ne détermine pas le contenu exact des devoirs et responsabilités compatibles avec l' art. 10 CEDH pour chaque catégorie de personnes, étant donné que l'évaluation de la proportionnalité est tributaire de l'ensemble des circonstances du cas d'espèce.

Cette argumentation fait ressortir une différence importante par rapport au raisonnement du Tribunal fédéral. Rappelons que les juges fédéraux avaient insisté sur le risque de l'effet dissuasif si les devoirs de vigilance dépendaient d'une évaluation au cas par cas du niveau du risque créé par une publication d'un billet initial et la possibilité ouverte à tout public d'y réagir par des commentaires. La Cour, en revanche, se montre beaucoup moins sceptique à l'égard d'une approche casuistique. Le risque qu'une condamnation pénale crée un « chilling effect » est mentionné, mais la Cour ne lui attribue en fin de compte pas beaucoup de poids comparé aux dangers provenant des propos illicites diffusés à grande échelle grâce à internet[64]. Elle ajoute que le requérant n'a pas démontré que la condamnation pénale aurait eu un effet négatif sur son exercice de la liberté d'expression et que sa carrière politique n'en avait pas souffert[65]. Cette argumentation est critiquable car elle fait abstraction du fait que la préoccupation d'éviter un effet dissuasif a une portée plus large. Il s'agit non seulement de limiter le risque d'auto-censure de la part de la personne condamnée dans le cas d'espèce, mais aussi d'empêcher l'effet psychologique que la décision judiciaire produit sur d'autres personnes qui pourraient s'abstenir de faire usage de leur liberté d'expression pour éviter une sanction analogue.

3. Propos concernés par l'obligation de retrait

L'étendue de la responsabilité des titulaires du compte Facebook pour les commentaires d'autrui ne dépend pas uniquement des mesures concrètes, de contrôle et de retrait, attendues de sa part, mais aussi du type de propos qui doit faire l'objet de telles mesures. L'arrêt du Tribunal fédéral ne contient pas de développement à ce sujet, étant donné que l'affaire est examinée à l'aune de la norme antiraciste exclusivement et que les commentaires litigieux appelaient sans équivoque directement à la violence et entraient sans le moindre doute dans la catégorie des propos haineux visés par l'art. 261bis CP.

Dans l'arrêt Delfi, la Cour avait retenu comme un des facteurs pertinents pour rejeter le grief de la violation de la liberté d'expression que les commentaires litigieux « consistaient principalement en un discours de haine et en des propos appelant directement à la violence »[66]. Il n'était dès lors pas nécessaire « de les soumettre à une analyse linguistique ou juridique pour établir qu'ils étaient illicites : l'illicéité apparaissait au premier coup d'œil »[67]. L'arrêt Sanchez montre que la Cour n'entend pas limiter la responsabilité, même pénale, à des propos qui entrent manifestement dans la catégorie du discours de haine. Pour rappel, les commentaires litigieux consistaient largement en des propos qui créent un amalgame entre les personnes musulmanes et des comportements négatifs (criminalité, prostitution). De tels propos renforcent des stéréotypes négatifs et sont susceptibles d'alimenter des sentiments négatifs contre le groupe cible et ne sont pour cette raison pas à l'abri de la loi pénale[68]. Ils appellent cependant une analyse plus poussée, car leur punissabilité ne saute pas aux yeux. Pour des personnes sans connaissances spécifiques dans ce domaine, il peut s'avérer nécessaire de solliciter des conseils juridiques pour décider si ce type de propos entre ou non dans la catégorie du discours de haine, ce qui est coûteux et prend du temps. Alors que des vérifications additionnelles ne semblent pas déraisonnables de la part des personnalités politiques avant de diffuser leurs propres propos, le même constat ne s'impose pas forcément quand il s'agit d'évaluer des commentaires de tiers, en vue de procéder à leur retrait dans un délai très court[69]. Pour cette raison, il est regrettable que la Cour n'ait pas prêté davantage d'attention à ce point, en discutant les avantages et les risques (notamment le « chilling effect ») de s'écarter de l'approche choisie dans l'arrêt Delfi, qui établit une distinction entre la responsabilité pour ses propres propos et ceux de tiers publiés en ligne.

4. Le rapport entre la responsabilité du titulaire du compte et celle des auteurs des commentaires haineux

Les deux arrêts abordent une autre question pertinente en lien avec la responsabilité pénale du titulaire d'un compte Facebook pour les propos d'autrui : celle de savoir si la condamnation de l'auteur-e du contenu illicite est un facteur à prendre en compte ou non. Le Tribunal fédéral touche à cette problématique à la fin de son arrêt, essentiellement pour relativiser l'argumentation du Ministère public en faveur de la condamnation du titulaire du compte, fondée sur une obligation de surveillance et de modération du titulaire au lieu d'une omission de retirer les propos dont il a eu effectivement connaissance. Le fait que la plupart des auteurs des commentaires litigieux avaient été identifiés et condamnés permet de les dissuader de publier des propos de haine sur une plateforme jouissant d'une certaine visibilité et de protéger indirectement la paix publique[70]. Une obligation de surveillance constante n'était donc pas nécessaire pour assurer que l' art. 261bis CP ne soit privé d'effectivité, estime le Tribunal fédéral[71].

Ce raisonnement présente certaines divergences avec celui de la CourEDH. Les juges de Strasbourg confirment essentiellement la position des juridictions françaises qui n'accorde pas d'importance à l'identification et la condamnation des auteur-e-s des commentaires au motif que selon le droit interne, le titulaire du compte avait été condamné pour des faits « à la fois distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illicites et régis par un tout autre régime de responsabilité »[72]. Dans l'arrêt Delfi, en revanche, la Cour avait indiqué que la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante était un facteur pertinent pour évaluer la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression[73]. Le fait que la Cour se soit à nouveau distancée de l'arrêt Delfi s'explique, d'une part, par la marge d'appréciation concédée aux autorités nationales, qui se manifeste dans la réticence de la Cour de remettre en cause le raisonnement des juridictions françaises. Il dénote, d'autre part, probablement aussi une évolution de la jurisprudence européenne qui accorde davantage de poids au risque de dérives de la communication sur la toile, en tout cas dans des contextes politiques tendus, qu'à celui de limiter excessivement les libertés de communication.

V. Conclusion

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse comparative des deux arrêts ? Tout d'abord, les deux instances convergent sur le fait qu'une personnalité politique n'échappe pas à la responsabilité pénale pour des commentaires haineux publiés sur son mur si elle a effectivement connaissance des propos litigieux et omet de les retirer. La Cour interprète cependant de façon extensive la notion de connaissance effective. Elle considère que tous les commentaires au billet initial forment un tout, ce qui a pour conséquence qu'une personnalité politique qui a été alertée sur la publication d'un commentaire litigieux est censée vérifier le reste des commentaires. La responsabilité peut donc être admise si le titulaire du compte savait ou aurait dû savoir que des propos haineux ont été publiés sur son mur. La Cour n'exclut pas non plus des devoirs de vigilance encore plus poussés, en fonction des circonstances du cas d'espèce. Cette approche casuistique tranche avec l'approche du Tribunal fédéral, davantage préoccupé par la prévisibilité des sanctions pénales et l'effet dissuasif sur les libertés de communication des personnalités politiques. La Cour européenne, quant à elle, se montre plus préoccupée par le risque systémique que pose la communication en ligne pour la dignité et la non-discrimination des groupes cibles des propos de haine.



Die Reihe «#unbequem» soll das Wirken von Daniel Hürlimann für eine offene Wissensgesellschaft weitertragen. Im Unterschied zu üblichen Artikeln in sui generis sind die Texte weder auf juristische Fragen beschränkt noch werden sie einer doppelblinden Peer Review unterzogen. Sie werden vom Herausgeber:innen-Team in einem offenen Verfahren gesichtet und kommentiert. Alles weitere ist dem Vorwort dieser Reihe zu entnehmen.

Herausgegeben von Nils Güggi / Dario Haux / Luca Ranzoni / Stefan Schlegel / Charlotte Sieber-Gasser / Marc Thommen

La série «#unbequem» a pour but de poursuivre l’engagement de Daniel Hürlimann en faveur d’une société dans laquelle le savoir est accessible à tous. Contrairement aux articles habituellement publiés chez sui generis, les textes de cette série ne se limitent pas aux questions juridiques et ne sont pas soumis à la procédure d’évaluation par les pairs en double aveugle. Ils sont examinés et commentés par la rédaction dans le cadre d’une procédure ouverte. Pour plus d'informations, veuillez consulter la préface de cette série.


[1] Arrêt de la CEDH [GC] 45581/15 du 15 mai 2023 (Sanchez c. France). Pour des commentaires, voir Frederic Kupsch, Watch Your Facebook Comment Section! : Holding Politicians Criminal Liable for Third Parties' Hate Speech - No Violation of Freedom of Expression under the ECHR, Völkerrechtsblog 2021 ; pour des commentaires de l'arrêt de Chambre, largement confirmé par la Grande Chambre, voir Päivi Korpisaari, From Delfi to Sanchez - when can an online communication platform be responsible for third-party comments? An analysis of the practice of the ECtHR and some reflections on the Digital Services Act, Journal of Media Law 2022, p. 352 ss ; Jacob van de Kerkhof, Sanchez v. France, Expansion of Intermediary Liability in the Context of Online Hate Speech, Strasbourg Observers 2023 ; Meri Baghdasaryan, Sanchez v. France: Are the Expanded Liability Rules Foreseeable for Social Media Users?, Strasbourg Observers 2023.

[2] Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH ; RS 0.101).

[4] Voir Rebecca Mc Kinnon / Elonnai Hickok / Allon Bar / Hai-in Lim, Fostering Freedom Online: the Role of Internet Intermediaries, Paris 2014.

[5] Voir Jack M. Balkin, Old-School/New-School Speech Regulation, Harvard Law Review 2014, p. 2296 ss, p. 2305.

[6] Pour les médias, voir Recommandation CM/Rec(2011)7 du Comité des Ministres aux Etats membres sur une nouvelle conception des médias (2013), ch. 7 : « Tous les acteurs nouveaux ou traditionnels qui interviennent dans l'écosystème médiatique devraient pouvoir s'appuyer sur un cadre d'action qui leur garantisse un niveau de protection adéquat et leur indique clairement quels sont leurs devoirs et responsabilités (…). La réponse devrait être graduelle et différenciée selon le rôle que jouent les services de médias concernés dans la production et la diffusion de contenus. » ; pour les intermédiaires, voir Recommandation CM/Rec(2018)2 sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d'internet (2018), ch. 1.3.9., qui renvoie à la Recommandation mentionnée précédemment.

[7] Pour une étude sur le « chilling effect » selon la jurisprudence de la CourEDH, voir Ronan Ó Fathaigh, Article 10 and the chilling effect : a critical examination of how the European Court of Human Rights seeks to protect freedom of expression from the chilling effect, thèse, Ghent 2019.

[8] Ce point est mis en exergue dans l'opinion dissidente des juges Sajóet Tsotsoria dans Arrêt de la CEDH [GC] 64569/09 du 16 juin 2015 (Delfi c. Estonie), § 1 ss.

[9] La censure collatérale désigne la constellation où « l'État tient une partie privée (A) pour responsable des propos d'une autre partie privée (B), et que A a le pouvoir de bloquer ou de censurer les propos de B, ou de contrôler d'une autre manière l'accès à ces propos » (Balkin [N 5], p. 2309), cité selon la traduction française de l'opinion dissidente des juges Sajóet Tsotsoria dans CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 1.2.

[10] U.S. Supreme Court, Smith v. California, 361 U.S.147, p. 153 s. (1959).

[11] CEDH [GC], Delfi c. Estonie.

[12] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 110.

[13] ATF 148 IV 188, consid. 3.1.

[14] Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0).

[15] Voir Cass R. Sunstein, One Case at a Time, Judicial Minimalism on the Supreme Court, Cambridge (Mass.) 1999.

[16] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 209.

[17] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4.

[18] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.1.

[19] ATF 148 IV 188, consid. 3.6.

[20] Arrêt du Tribunal fédéral 6B_645/2007/6B_650/2007 du 2 mai 2008 consid. 7.3.4.4.2.

[21] ATF 148 IV 188, consid. 3.3.2. Le Conseil fédéral s'est à nouveau saisi en 2023 de la question de savoir s'il est nécessaire de légiférer pour assurer une meilleure protection contre le discours de haine en ligne et a conclu que tel n'était pas le cas. Voir « Discours de haine. La loi présente-t-elle des lacunes ? ». Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat 21.3450 de la Commission de la politique de sécurité du Conseil des Etats du 25 mars 2021.

[22] Voir ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4 s.

[23] CEDH [GC], Sanchez c. France, opinion dissidente des juges Wojtyczek et Zünd, § 3 ss.

[24] CEDH [GC], Sanchez c. France, opinion dissidente des juges Wojtyczek et Zünd, § 5.

[25] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 118.

[26] Voir à ce sujet CEDH [GC], Sanchez c. France, opinion dissidente du juge Bošnjak, § 6 ss.

[27] CEDH [GC], Sanchez c. France, opinion dissidente des juges Wojtyczek et Zünd, § 2, rappelant les principes découlant de l'art. 7 CEDH.

[28] Voir supra, N 3 ss.

[29] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 185, qui utilise le terme de « responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en fonction de la situation objective de chacun. »

[30] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4.

[31] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4.

[32] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4.

[33] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.4.

[34] Pour la notion de censure collatérale, voir supra, N 3 ss.

[35] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 140.

[36] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 195.

[37] CEDH [GC], Sanchez c. France, opinion dissidente du juge Ravarani, § 5.

[38] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 197.

[39] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 196.

[40] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 197.

[41] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 197.

[42] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 199.

[43] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 199.

[44] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 200.

[45] Voir CEDH [GC], Sanchez c. France, § 194 (renvois internes supprimés). La Cour y relève que le requérant avait été alerté, et avait publié un message d'avertissement, « sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public. L'absence d'un tel contrôle minimal apparaît d'autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l'intervention de Leila T. et qu'il était ainsi effectivement informé des problèmes susceptibles d'être soulevés par les autres commentaires ».

[46] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 197.

[47] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 185.

[48] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 185.

[49] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 185.

[50] Pour les deux citations, voir CEDH [GC], Sanchez c. France, § 190.

[51] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 163 ss.

[52] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 115.

[53] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 116.

[54] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 140.

[55] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 180.

[56] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 180.

[57] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 189.

[58] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 180.

[59] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 193.

[60] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 193.

[61] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 193.

[62] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 201.

[63] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 201.

[64] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 205 ss.

[65] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 208.

[66] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 117.

[67] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 117.

[68] Pour des exemples tirés de la jurisprudence du Tribunal fédéral, voir ATF 148 IV 113 concernant une affiche politique appelant à empêcher des aires de transit pour les « Tziganes », avec des illustrations très explicites dénigrant le groupe cible comme des personnes insalubres, nauséabondes et criminelles. Voir aussi ATF 143 IV 193, qui concerne une affiche politique en faveur de l'initiative populaire « stop à l'immigration de masse ! » avec le titre « Kosovaren schlitzen Schweizer auf! » (« Des Kosovars éventrent des Suisses ! »). En raison de leurs illustrations et de leur grande visibilité dans l'espace public, on peut considérer que ces deux affiches sont susceptibles d'avoir un plus grand impact que les commentaires litigieux dans l'affaire Sanchez, publiés sur le mur d'un politicien qui a environ 1800 ami-e-s (CEDH [GC], Sanchez c. France, § 23).

[69] Au sujet de l'effet dissuasif de la responsabilité pour les propos d'autrui, voir supra, N 3 ss et CEDH [GC], Delfi c. Estonie. A titre de comparaison, le Conseil constitutionnel a considéré l'obligation à la charge de certains opérateurs de plateforme en ligne (y compris Meta) de procéder au retrait de contenus manifestement haineux dans un délai de 24h comme contraire à la liberté d'expression, compte tenu du délai très court, des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des propos et le nombre potentiellement très grand de signalements. Un tel régime ne peut, selon le Conseil constitutionnel, « qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés » (Décision n°2020-801 DC du 18 juin 2020, § 19). Ces réflexions sont utiles, même s'il existe des différences entre la constellation que la Cour a jugé dans l'arrêt Sanchez et les cas d'application potentiels de la législation française (nombre potentiellement très élevé de signalements v. un nombre de commentaires limité dans le cas Sanchez; obligation de retrait visant l'opérateur de plateforme en ligne v. le titulaire d'un compte Facebook, étant précisé que cette dernière différence militerait en faveur d'une appréciation plus stricte de la proportionnalité dans le cas Sanchez c. France).

[70] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.5.

[71] ATF 148 IV 188, consid. 3.5.5.

[72] CEDH [GC], Sanchez c. France, § 202.

[73] CEDH [GC], Delfi c. Estonie, § 142 et 147 ss.

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