I. Rappel des faits
Dans le cadre d'une instruction pénale pour assassinat (art. 112 CP[1]), le Ministère public zurichois ordonne la mise en place d'une investigation secrète (art. 285a ss CPP[2]). Le prévenu conteste toute implication. Deux agents infiltrés sont affectés à la mission suivante : approcher le prévenu, ex-époux de la victime, en exploitant sa superstition et ses croyances aux esprits maléfiques.
Le premier agent infiltré A commence par nouer une relation de confiance avec le prévenu. Dans un second temps, A lui propose de consulter sa voyante, afin de l'aider à surmonter la procédure pénale. Le prévenu rencontre alors B, seconde agente infiltrée, jouant le rôle d'une voyante capable de le protéger des esprits.
B parvient rapidement à mettre le prévenu sous son emprise, tandis que A continue d'alimenter ses croyances. Les deux agents infiltrés parviennent à placer le prévenu dans la situation suivante : pour le sauver lui et ses enfants, il doit expliquer de quelle manière son ex-femme est décédée.
La pression créée sur le prévenu est telle qu'il passe aux aveux et explique avoir assassiné sa femme avec un pistolet.
L'époux est d'abord condamné à 14 ans de prison. En appel, ses aveux sont toutefois jugés absolument inexploitables et les juges cantonaux l'acquittent au bénéfice du doute.
Saisi sur recours du Ministère public, le Tribunal fédéral doit déterminer si les aveux du prévenu doivent bel et bien être déclarés inexploitables.
II. Raisonnement du Tribunal fédéral
Selon les autorités zurichoises, les aveux ont été obtenus au moyen d'une tromperie si intense qu'une pression excessive a été créée sur le prévenu. Le fait que le prévenu était déjà sujet à des croyances n'y changeait rien.
Les autorités zurichoises soulignent que l'intervention de l'agente infiltrée B était particulièrement problématique. Elles reprochent également aux deux agents infiltrés d'avoir sciemment mis en place une situation créant une très forte pression sur le prévenu, déjà impacté par la procédure pénale ouverte contre lui.
Par ce procédé, les agents infiltrés ont limité la liberté de décision du prévenu. Ses aveux ne pouvaient être considérés comme libres et spontanés. Le Ministère public a ainsi gravement violé l'interdiction de l'usage de moyens de contrainte, menaces, promesses ou tromperie susceptibles de porter atteinte à la liberté de pensée et de volonté du prévenu (cf. art. 140 cum art. 141 al. 1 CPP (consid. 2.3).
Le Tribunal fédéral rappelle d'abord que l'investigation secrète suppose, dans son existence même, l'usage de la tromperie. Le législateur a pris cette particularité en compte, ce que la doctrine reconnaît unanimement (consid. 2.5.1). Cette tromperie « autorisée » n'est toutefois pas sans limite. L'agent infiltré ne peut pas profiter de la relation de confiance établie avec le prévenu pour contourner le droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer, en lui posant des questions qui auraient dû l'être au cours d'un interrogatoire formel[3]. Le fait que le prévenu ait déjà donné des indications sur les accusations portées contre lui n'y change rien[4]. Toute tentative de contournement de ce droit est illicite (consid. 2.5.3).
En orientant systématiquement les discussions avec le prévenu sur la mort de son épouse alors que celui-ci faisait l'objet de pressions inadmissibles, les agents infiltrés ont clairement contourné son droit de ne pas s'auto-incriminer (consid. 2.7).
Le Tribunal fédéral examine ensuite quelle conséquence doit être donnée à une telle violation du droit. La doctrine est divisée sur ce point. Un premier courant[5] penche pour une application de l'art. 293 al. 4 CPP également s'agissant d'une provocation d'aveux[6]. Un second courant plaide pour un abandon de l'art. 293 al. 4 CPP vu son incompatibilité avec l'art. 6 CEDH[7]. La question est en définitive de savoir si une atténuation ou exemption de peine suffit à compenser la provocation et les autres méthodes absolument interdites utilisées (cf. art. 140 al. 1 CPP) ou lorsque nemo tenetur a été violé, contourné ou limité (consid. 2.8.1-4).
Le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que l'importance du droit de ne pas s'auto-incriminer s'oppose à l'application de l'art. 293 al. 4 CPP en cas d'interrogatoire secret d'un prévenu par un agent infiltré dans de telles circonstances. La jurisprudence de la Cour fédérale de justice allemande va dans le même sens. Cette solution s'impose également au regard du risque d'obtenir de faux aveux (consid. 2.8.5-7).
En conclusion, le Tribunal fédéral relève que l'investigation secrète ne doit pas être utilisée pour contourner le droit absolu du prévenu de ne pas s'auto-incriminer, sous peine de rendre absolument inexploitables les aveux obtenus (consid. 2.8.8).
En l'espèce, les agents infiltrés A et B ont gravement contourné le droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer. Ses aveux sont absolument inexploitables (consid. 2.9 à 4).
III. Commentaire
1. Remarques générales
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le relever[8], la solution confirmée par le Tribunal fédéral doit être saluée et pleinement approuvée. Les récents avis de la doctrine vont dans le même sens[9].
Le complexe de faits de cet arrêt se distingue toutefois considérablement d'autres situations que la pratique pourrait rencontrer. En effet, si les agents infiltrés zurichois ont manifestement posé des questions d'interrogatoire[10], ils ont aussi et surtout placé le prévenu dans une situation inextricable en l'obligeant à choisir entre la supposée protection de sa famille et livrer les aveux attendus. En cela, il est indiscutable que le prévenu s'est retrouvé sous pression et forcé à dire ce que A et B voulaient entendre.
Incontestablement, le droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer a été contourné par les agents infiltrés. Le moyen de pression utilisé, soit l'exploitation des croyances du prévenu, représente « l'outil » par lequel les agents infiltrés ont contourné nemo tenetur. A l'instar des règles générales qui prévalent en matière de récolte de preuves (art. 140 et 141 al. 1 CPP), l'Etat ne peut pas user de la contrainte, même dans le cadre de l'investigation secrète[11].
Cela étant, nous sommes d'avis que cette jurisprudence, si elle énonce clairement l'une des cautèles fondamentales de l'investigation secrète, ne résout pas toutes les questions qui découlent du principe de l' « interdiction de la provocation d'aveux », en particulier au regard des conséquences à donner à une récolte de déclarations trop active.
2. Notion de ruse admissible dans l'investigation secrète
La tromperie autorisée dans l'investigation secrète n'est pas sans limite. Il doit s'agir d'une « ruse encore admissible »[12], étant relevé que l'usage de la tromperie selon l'art. 285a CPP concerne avant tout l'établissement d'une relation de confiance avec le prévenu.
Ainsi, toute forme de tromperie ayant pour effet de diminuer la libre volonté du prévenu ou visant à se faire passer pour une personne ayant un statut légal spécial est absolument interdite : un agent infiltré ne peut prendre l'identité d'un avocat, d'un ecclésiastique ou d'un médecin pour profiter du secret professionnel ; des sentiments amoureux feints ou entretenir des relations sexuelles avec le prévenu sont également proscrits, de même que l'usage de toute substance ayant pour effet de désinhiber la personne cible (alcool, médicaments, drogue douce, etc.)[13].
Dans l'affaire de l'agente infiltrée « Lilly » par exemple, ayant mené aux principes exposés dans l'ATF 143 I 304, les avocats de la mère prévenue ont estimé que le lien d'amitié créé était d'une telle intensité qu'il avait directement influé sur la libre volonté de la prévenue[14].
Enfin, en matière d'infiltration en milieu carcéral, la doctrine relève que le conditionnement des détenus et les restrictions importantes à leurs droits fondamentaux doivent exclure toute mesure de surveillance[15], même si le procédé est utilisé en Suisse, notamment à Genève, sans que le Tribunal fédéral y ait vu un motif d'inexploitabilité absolue[16].
3. A partir de quel moment le droit de ne pas s'auto-incriminer doit-il être respecté ?
L'autorité pénale ne doit pas contourner le droit fondamental nemo tenetur lorsque le prévenu a exercé son droit de se taire. Mais qu'en est-il lorsque le prévenu n'est pas encore entré en contact avec l'autorité pénale ? En pareille hypothèse, le prévenu n'a pas eu l'occasion de connaître et/ou d'exercer son droit. Souvent, il ignore même être l'objet de l'attention des autorités pénales[17].
Dans ces cas, peut-on parler de « contournement » d'un droit non encore exercé ? Cela revient à déterminer le moment à partir duquel le prévenu peut se prévaloir de son droit de ne pas déposer contre lui-même, respectivement quand son droit se concrétise.
Doctrine et jurisprudence ne se prononcent pas clairement sur cette question en matière de mesures de surveillance secrètes. De manière générale, il faut admettre, comme le rappelle le Tribunal fédéral[18], que le droit de se taire n'intervient en principe qu'au moment du premier contact officiel et reconnaissable avec l'autorité pénale : dès la première mesure d'instruction non secrète ordonnée, le prévenu dispose du droit de garder le silence. Le devoir d'information de l'autorité sur ce point se fonde sur l'art. 31 al. 2 Cst[19]. C'est ce que les Américains appellent les désormais incontournables Miranda Warnings, repris en droit suisse à l'art. 158 CPP[20].
Ainsi, à l'instar des autres mesures de surveillance secrètes mises en œuvre avant le premier contact officiel avec le prévenu, auxquelles le prévenu doit se soumettre (art. 113 CPP), l'investigation secrète ne saurait à notre sens toujours constituer un contournement de nemo tenetur ; la nature même des mesures de surveillance secrètes impose à notre sens cette conclusion[21].
Les considérations de la Cour fédérale de justice allemande, reprises en partie par le Tribunal fédéral[22],vont dans le même sens : dans l'affaire Furcht, elle a reconnu que le droit de ne pas s'auto-incriminer « se concrétise » dès le moment où le prévenu l'exerce, même indirectement[23]. La jurisprudence de la Cour suprême canadienne conclut pour sa part de la manière suivante : «[a]vant la naissance d'un rapport contradictoire entre l'État et le particulier, le droit de garder le silence ne s'applique pas et le travail des agents de police banalisés peut se dérouler librement»[24].
Il convient par conséquent de retenir à notre sens que le droit de ne pas s'auto-incriminer ne se concrétise qu'au moment où le prévenu l'exerce ou l'invoque d'une manière ou d'une autre devant l'autorité pénale.
4. Exercice ou non par le prévenu de son droit de ne pas s'auto-incriminer : une jurisprudence équivoque
Dans l'ATF 148 IV 205, le Tribunal fédéral semble poser la règle suivante : le droit de ne pas déposer contre soi-même doit être respecté même si le prévenu n'a pas invoqué auparavant expressément son droit de refuser de collaborer[25]. Il donne toutefois cette précision à la lumière de l'enchaînement des faits du cas d'espèce, à savoir que le prévenu avait, malgré tout, déjà fait un certain nombre de déclarations durant l'instruction. Dans ce sens, le fait que le prévenu n'ait pas expressément déclaré « je refuse de répondre à vos questions », mais s'est en revanche limité à contester les faits, ne permettait pas de retenir qu'il n'avait pas exercé son droit de ne pas s'auto-incriminer. Le Ministère public ne pouvait dès lors tirer argument du fait qu'il avait déjà accepté de répondre aux questions des autorités de poursuite pénale pour nier le contournement (Umgehung) de son droit de ne pas déposer contre lui-même. Cette approche doit être pleinement approuvée.
a) Les principes posés par l'ATF 143 I 304
Dans sa précédente jurisprudence de principe[26], sur la même question, le Tribunal fédéral semblait aussi conditionner cette cautèle à l'exercice par le prévenu de son droit de refuser de déposer[27]. Dans cette affaire, la prévenue était aussi interrogée par les autorités pénales parallèlement à l'investigation secrète. Le Tribunal fédéral était arrivé à la conclusion que « l'agent infiltré ne peut toutefois pas profiter de la relation de confiance établie pour poser au prévenu des questions qui seraient ou devraient être posées lors de ces interrogatoires (…). Une telle manière de faire éluderait le droit de refuser de déposer. Il appartient au juge du fond de déterminer si l'agent infiltré a outrepassé cette limite »[28].
Ce principe ne vaudrait alors que si le prévenu est déjà à la disposition de l'autorité pénale et qu'il a par hypothèse eu l'occasion d'exercer son droit de ne pas s'auto-incriminer[29].
Un acte de contournement (Umgehung) suppose effectivement, dans son acception propre, qu'un élément se dresse sur le chemin du but à atteindre. En procédure pénale, c'est la recherche de la vérité matérielle qui guide l'autorité pénale (art. 6 CPP)[30]. Cette recherche peut ainsi se heurter, provisoirement, à la volonté expresse du prévenu de ne pas s'auto-incriminer, en principe sans possibilité de contournement, notamment par le biais de moyens de contrainte[31].
b) L'affaire dite de l'« agent 55 »
L'affaire de l'« agent 55 », curieusement non examinée par le Tribunal fédéral sous l'angle de nemo tenetur[32], présentait pourtant des circonstances similaires à celui de l'ATF 148 IV 205. Il s'agissait également d'un prévenu sur lequel pesaient de forts soupçons d'assassinat. En détention provisoire, le prévenu contestait toute implication, et se murait dans le silence. L'agent infiltré 55 est alors parvenu, après plusieurs semaines de codétention et d'une vingtaine de visites au parloir avec le prévenu, à nouer une relation de confiance solide, sur la base de laquelle le prévenu a livré des aveux sur l'endroit où il avait caché puis bouté le feu au corps de sa victime[33].
Cette affaire montre également que l'usage par le prévenu de son droit de ne pas s'auto-incriminer n'exclut pas, à lui seul, la mise en œuvre d'une investigation secrète.
c) Les principes de l'ATF 143 I 292
Dans l'affaire de l'agente infiltrée « Lilly », les parents de l'enfant tué étaient poursuivis, sans que l'autorité pénale ne parvienne à établir les faits. De multiples mesures de surveillance ont été ordonnées, notamment une sonorisation de l'appartement des prévenus (art. 280 s. CPP), jugée inexploitable par les autorités cantonales. Saisi d'un recours du Ministère public, le Tribunal fédéral a jugé la sonorisation exploitable, en rappelant que l'autorité pénale ne devait pas appliquer les mesures de contraintes avec plus de retenue du seul fait que le prévenu a exercé son droit de ne pas s'auto-incriminer[34]. Si certes le prévenu ne pouvait se retrouver défavorisé du fait d'avoir exercé son droit de se taire, il ne pouvait pas non plus s'en trouver mieux loti[35]. L' « essence même » de nemo tenetur n'avait par conséquent pas été atteinte[36].
d) Conclusion provisoire
Au regard de ces jurisprudences, force est d'admettre qu'il n'est pas évident de déterminer en quoi l'utilisation de micros (art. 280 s. CPP) afin d'enregistrer des prévenus ayant pourtant déjà manifesté leur volonté de ne pas collaborer serait moins un « contournement » de nemo tenetur que l'engagement d'un agent infiltré contre un prévenu ayant, ou non, déjà usé de son droit de ne pas s'auto-incriminer.
Vu les principes exposés ci-dessus, retenir que toute discussion orientée par un agent infiltré avec un prévenu pour tenter d'obtenir des déclarations aurait pour conséquence automatique l'inexploitabilité totale des aveux paraît erroné. Un « contournement » du droit de se taire ne serait par conséquent pas nécessairement commis, faute pour le prévenu d'être déjà en mesure de l'exercer. Au demeurant, l'art. 113 al. 1 CPP rappelle expressément que le prévenu est « toutefois tenu de se soumettre aux mesures de contrainte prévues par la loi ».
Pour rappel, la Cour européenne des droits de l'homme exige une analyse globale de la procédure en matière de respect du principe nemo tenetur, sous trois critères centraux[37] : la nature et le degré de coercition employé pour obtenir la preuve (1) ; le poids de l'intérêt public à la poursuite et le jugement de l'infraction en cause (2) ; et l'existence de garanties appropriées dans la procédure, prises dans son ensemble (3). Ces principes n'interdisent ainsi pas toute atteinte au droit nemo tenetur. Une éventuelle atteinte au droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer diffère à notre sens considérablement si le prévenu s'est déjà prévalu de ce droit ou non.
Ces considérations nous poussent vers une certaine nuance, selon que le prévenu a eu ou non l'occasion de connaître et/ou exercer son droit de garder le silence. Cette conclusion intermédiaire ne saurait toutefois permettre aux autorités pénales d'évoluer hors des limites posées par la jurisprudence. Nous sommes ainsi d'avis que, sur cette base, une certaine marge de manœuvre devrait être laissée au juge du fond, par une application résiduelle de l'art. 293 al. 4 CPP, en particulier lorsque l'agent infiltré entre en contact avec le prévenu avant que ce dernier ait officiellement été confronté à l'autorité pénale.
5. Application résiduelle de l'art. 293 al. 4 CPP
Dans la perspective de conjuguer au mieux les différents intérêts publics et privés en présence, en particulier la recherche de la vérité matérielle et le respect des garanties fondamentales, il serait ainsi envisageable, dans certains cas, d'appliquer malgré tout l'art. 293 al. 4 CPP en matière de provocation d'aveux. Ceci, en conformité avec les réquisits de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CourEDH).
Deux situations doivent être distinguées, selon que la provocation d'aveux intervient avant (1) ou après (2) que le prévenu est entré en contact reconnaissable avec l'autorité pénale.
a) Provocation d'aveux avant toute prise de contact reconnaissable entre l'autorité pénale et le prévenu
Si l'investigation secrète est mise en œuvre après la commission d'infractions, en vue de tenter d'obtenir des aveux, mais avant que le prévenu se retrouve à la disposition des autorités pénales, l'agent infiltré doit en principe rester dans un rôle « essentiellement passif »[38]. Il s'emploiera à créer une relation de confiance avec le prévenu, au moyen de la tromperie, soit essentiellement par l'usage d'une identité d'emprunt, attestée par titres (art. 285a CPP).
Dans le cadre de cette mission, si l'agent infiltré tente d'orienter ses discussions avec le prévenu sur les faits instruits par l'autorité pénale, le juge du fond devra déterminer dans quelle mesure celui-ci a dépassé son rôle passif en posant des questions qui auraient dû l'être dans le cadre d'un interrogatoire formel[39]. Ceci, hors de tout usage parallèle d'un moyen prohibé par l'art. 140 al. 1 CPP (en particulier la contrainte), et dans le strict usage d'une tromperie limitée à la « ruse admissible ».
Si l'agent infiltré quitte son rôle essentiellement passif et pose des questions trop orientées, trop équivoques ou piégeuses, le juge du fond devrait alors pouvoir faire usage de l'art. 293 al. 4 CPP et sanctionner l'éventuel excès commis par l'agent infiltré par une atténuation de peine, voire une exemption de peine dans les cas les plus limites[40]. Ceci, pour autant que le tribunal estime que nemo tenetur, même non encore concrétisé, n'ait pas été atteint dans son essence même[41].
En revanche, si l'agent infiltré reste dans son rôle, et n'influe que de manière mineure la décision du prévenu de tenir des déclarations sur les faits poursuivis, comme cela semble avoir été le cas dans l'affaire de l'« agent 55 », ses déclarations sont pleinement exploitables et aucune atténuation de peine ne doit être accordée.
Mais si l'agent infiltré obtient des aveux de manière active tout en plaçant le prévenu dans une situation portant atteinte à sa liberté de décision et son libre-arbitre (pressions en tout genre), ou en faisant preuve de ruse inadmissible, la sanction ne peut être que l'inexploitabilité totale des aveux obtenus (art. 140 al. 1 CPP). Une simple exemption de peine ne serait pas suffisante en pareille hypothèse, conformément à la jurisprudence de la CourEDH[42]. Cette conclusion s'impose également au regard du risque de fausses déclarations qui s'attache à de tels procédés[43].
b) Provocation d'aveux après que le prévenu a eu l'occasion d'exercer son droit de ne pas s'auto-incriminer
Si le prévenu est déjà entré en contact reconnaissable avec l'autorité pénale, en principe au travers d'une audition durant la procédure préliminaire (ou dans la procédure de mise en détention, art. 225 CPP), et n'a pas immédiatement reconnu les faits dont il est soupçonné au moyen des preuves déjà à la disposition des autorités pénales, la mise en œuvre d'une investigation secrète n'en est pas pour autant en soiinterdite[44]. Cela étant, la situation devient particulièrement sensible sous l'angle du respect de nemo tenetur. Ceci vaut dès la mise en œuvre d'unepremière audition, peu importe la nature de celle-ci et le comportement du prévenu à cette occasion.
Dans un tel cas de figure, le Ministère public qui ne parvient pas à établir les faits avec les moyens d'instructions classiques peut tenter l'investigation secrète pour confondre le prévenu. Comme évoqué, l'exercice sera périlleux. L'agent infiltré, s'il pourra malgré tout adopter un comportement relativement actif lors de la phase d'établissement de la relation de confiance, devra en revanche rester « essentiellement passif », voire totalement passif s'agissant de l'éventuelle récolte d'aveux. Si son intervention revient à procéder à un interrogatoire sur les faits pour lesquels le prévenu est mis en prévention, et qu'à cette occasion il s'auto-incrimine, ses déclarations seront à notre avis absolument inexploitables en application de la jurisprudence ici commentée.
Toutefois, même dans une telle constellation, il serait à notre sens contraire à l'esprit de la loi de systématiquement prononcer une inexploitabilité absolue, sans le moindre examen du cas d'espèce par le juge du fond. En cas d'excès particulièrement faible de la part de l'agent infiltré, par exemple lorsque seules quelques questions posent problème durant une mission relativement longue (plusieurs semaines ou mois de contacts réguliers avec le prévenu), exclure l'ensemble des déclarations obtenues reviendrait à notre sens effectivement à accorder au prévenu un avantage procédural trop important[45]. Le juge du fond devrait au contraire soigneusement examiner lesquelles des déclarations ont été obtenues à la suite de questions qui auraient dû être posées à l'occasion d'un interrogatoire formel, si nécessaire en faisant application de l'art. 141 al. 4 CPP. Ces considérations valent bien entendu uniquement si aucun autre moyen prohibé par l'art. 140 al. 1 CPP n'est utilisé.
6. La procédure pénale menée contre le prévenu et connue de ce dernier : déjà une pression en elle-même ?
Nonobstant les considérations qui précèdent, un prévenu déjà sous le coup d'une procédure pénale dont il connaît l'existence et qui concerne la commission d'infractions particulièrement graves (cf. art. 286 al. 2 CPP) cause à l'évidence une forme de pression à son égard. Sa liberté de s'exprimer librement s'en trouve parfois impactée, et donc réduite. Cela vaut d'autant plus si le prévenu est en détention durant la procédure préliminaire[46]. La pression causée peut d'ailleurs encore se renforcer du fait des nombreuses mesures d'instruction mises en œuvre contre le prévenu mais restées infructueuses.
Les autorités zurichoises avaient déjà relevé ce point en appel dans l'affaire ici commentée[47]. En milieu carcéral cependant, dans l'affaire de l'« agent 55 », les autorités pénales genevoises se sont retrouvées face à un prévenu ayant des pathologies psychologiques passablement lourdes[48] : c'est lui-même qui aurait contrôlé totalement les échanges avec son faux codétenu, de sorte que l'agent infiltré n'a, semble-t-il, jamais eu besoin d'orienter leurs discussions. L'effet de la pression subie par la détention n'est dès lors pas entré en ligne de compte. Le prévenu s'est auto-incriminé lorsqu'il a souhaité que l'agent infiltré lui rende un service, soit aller récupérer la tête de sa victime pour aller la déposer devant la porte d'un tiers et diriger de cette façon les soupçons contre lui[49].
A l'aune de ces considérations et vu la préparation que requiert la mise en œuvre de certaines investigations secrètes, il nous paraît trop risqué d'en faire usage après la première audition du prévenu. La réalité du terrain ne permet effectivement pas d'exclure avec certitude que l'agent infiltré tombe, même « par négligence », dans une forme d'incitation d'aveux, qui serait alors très problématique. Par ailleurs, en pareille hypothèse, même des déclarations spontanées du prévenu pourraient être remises en question, vu la pression causée sur sa personne par la procédure pénale menée à son encontre (multiples interrogatoires, détention provisoire, perquisitions, etc.). Une intervention de courte durée serait dans certains cas envisageable si la relation de confiance peut rapidement être créée[50].
7. Quelques considérations pratiques
En définitive, ordonner une investigation secrète aux seules fins de récolter des déclarations d'un prévenu déjà à la disposition des autorités pénales et contre lequel pèsent d'importants soupçons d'avoir commis une infraction grave paraît incompatible avec le principe du procès équitable au sens de l'art. 6 CEDH, malgré la jurisprudence fédérale relativement « permissive » en matière de mesures techniques de surveillance[51]. L'établissement de la relation de confiance suppose effectivement régulièrement la formulation de questions pour « mieux se connaître », qui tombent rapidement sous le coup du contournement de nemo tenetur.Les conséquences d'une application de l'art. 293 al. 4 CPP ne sauraient compenser suffisamment la violation du droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer.
Cela étant, rappelons que si un prévenu livre des aveux sous l'emprise d'une contrainte ou de tout autre moyen prohibé (cf. art. 140 al. 1 CPP), la CourEDH a précisé que si ces aveux sont par la suite renouvelés dans le cadre d'une audition conforme au droit, les autorités pénales pourront exploiter celles-ci sans violer l'art. 6 CEDH[52].
En tout état de cause, afin d'éviter pour le Ministère public de se retrouver devant l'autorité de jugement avec un dossier « vide » du fait de l'inexploitabilité absolue des déclarations obtenues[53], cette question devrait pouvoir être traitée le plus rapidement possible. Il revient avant tout au Ministère public de préparer l'investigation secrète avec suffisamment de soin. Il lui appartient dans ce cadre d'orienter correctement les différents intervenants (agent infiltré et personne de contact, art. 290 s. CPP). Lorsque cela est possible, le port d'un micro par l'agent infiltré permet ensuite aux autorités pénales d'identifier avec précision quel genre de questions ont été posées au prévenu. En principe, l'usage d'un moyen technique de surveillance de ce type est également couvert par l'autorisation accordée par le Tribunal des mesures de contrainte.
Nous sommes ainsi d'avis que l'autorité de recours au sens des art. 393 ss CPP, lorsqu'elle est saisie des suites de la communication de la mesure (art. 298 al. 3 CPP), devrait pouvoir, au moins dans les cas particulièrement graves[54], immédiatement déclarer inexploitables les « aveux » du prévenu[55]. La voie du recours au Tribunal fédéral serait ensuite ouverte, dans la mesure où un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 let. a LTF[56]) est reconnu lorsque la loi prévoit la destruction immédiate des moyens de preuve litigieux (not. art. 248, 271 al. 3, 277 et 289 al. 6 CPP)[57] ; il en va de même lorsque, en vertu de la loi ou de circonstances spécifiques liées au cas d'espèce, le caractère illicite des moyens de preuve s'impose d'emblée[58]. Dans de telles circonstances, l'intéressé qui fait valoir un intérêt juridiquement protégé particulièrement important à un constat immédiat du caractère absolument inexploitable de la preuve peut accéder au Tribunal fédéral[59].
IV. Conclusion
Le Tribunal fédéral a confirmé le raisonnement des autorités zurichoises et nous nous rallions pleinement à ce résultat. En revanche, contrairement à ce que soutiennent certains auteurs[60], nous ne partageons pas l'avis que l'art. 293 al. 4 CPP ne devrait jamais trouver application en matière de provocation d'aveux.
Afin d'éviter un régime binaire, dans lequel le juge perdrait toute latitude, il serait préférable de lui laisser la possibilité, dans certains cas, de prendre en considération de légers excès de l'agent infiltré dans la fixation de la peine, lorsque le risque de faux aveux peut être raisonnablement écarté, et que le procédé ne correspond pas à toucher à l'essence même du droit du prévenu de ne pas s'auto-incriminer.
L'art. 293 al. 4 CPP devrait ainsi pouvoir être appliqué lorsqu'un agent infiltré a orienté la discussion avec un prévenu, non encore à la disposition des autorités pénales, par des questions qui auraient dû être posées dans le cadre d'un interrogatoire formel. Et ceci à la condition qu'aucune forme d'altération de la libre volonté du prévenu ait été causée.
Dans l'ATF 148 IV 205, le Tribunal fédéral a jugé un cas particulièrement inédit et peu à même d'établir une règle générale. La lecture des considérants ne permet à notre avis pas d'exclure purement et simplement une application résiduelle de l'art. 293 al. 4 CPP dans certains cas. Si la jurisprudence rendue jusqu'à ce jour permet de poser une limite identique à celle de la CourEDH, force est de constater qu'elle n'a pas été saisie d'un cas moins « évident » que celui de l'ATF 148 IV 205.
A notre avis, dans le présent arrêt, le « piège » tendu par les agents infiltrés et la pression qui a été créée sur le prévenu par ce biais a prédominé l'examen des conséquences d'un tel excès.
Il est en revanche clair désormais qu'une investigation secrète ordonnée après que le prévenu a déjà pu exercer son droit de ne pas s'auto-incriminer paraît hautement problématique. Un agent infiltré, en principe membre de la police judiciaire, recevra la mission d'obtenir des aveux, dans le respect du cadre légal. L'investigation secrète reste cependant une mesure faisant intervenir des êtres humains, et non pas des micros et des caméras que l'on peut régler à souhait et avec précision. Le risque d'une forme de zèle d'un policier, animé par une certaine conviction, bien ou mal placée, ne peut être écarté. La phase d'infiltration stricto sensu suppose en outre nécessairement que des contacts soutenus interviennent entre l'infiltré et le prévenu, à l'occasion desquels des questions trop orientées peuvent déjà être posées, délibérément ou non.
A cela s'ajoute que l'investigation secrète comporte une part difficile à cerner sous l'angle procédural, celle de la réalité du terrain. Si celle-ci ne saurait justifier l'usage d'agents infiltrés dans une zone grise et opaque, en particulier sous l'angle du principe fondamental nemo tenetur, force est d'admettre qu'elle rend difficile l'établissement d'un principe susceptible de s'appliquer à tous les cas. Il sera dès lors particulièrement intéressant d'examiner la réaction du Tribunal fédéral lorsqu'il lui sera soumis une affaire dans laquelle les aveux ont été obtenus au moyen de discussions légèrement orientées avant la première audition du prévenu et sans la création d'un climat de pression tel que celui mis en place dans la présente affaire. Au regard de la pratique de plus en plus soutenue des autorités de poursuite pénale en matière d'investigations secrètes, notre Haute Cour sera très certainement prochainement amenée à juger de nouvelles situations moins évidentes.