I. Introduction
Le droit suisse prévoit que l'autorité de protection de l'enfant peut, à certaines conditions, autoriser le changement du lieu de résidence d'un enfant à l'étranger malgré l'opposition d'un parent détenteur de l'autorité parentale[1]. Les décisions de l'autorité de protection peuvent faire l'objet d'un recours devant la juridiction compétente. Ce recours est suspensif, c'est-à-dire qu'il contraint d'attendre la fin de la procédure de recours avant d'exécuter la décision en question, à moins que l'autorité de protection ou l'instance judiciaire de recours n'en décide autrement (art. 450c CC)[2]. Dans deux arrêts rendus en date du 8 février 2022 (Roth c. Suisse et Plazzi c. Suisse), la Cour européenne des droits de l'homme a constaté que le retrait de l'effet suspensif par une autorité de protection viole l'art. 6 CEDH[3] lorsque cette décision ne peut jamais être examinée par un tribunal et que l'autorité de protection qui décide du retrait de l'effet suspensif n'est pas un tribunal au sens de l'art. 6 CEDH. L'objet de cette contribution est de présenter les lois applicables en Suisse en cas de changement de lieu de résidence d'un enfant et d'analyser les conséquences de la récente jurisprudence européenne dans la pratique des autorités de protection.
II. Le changement du lieu de résidence d'un enfant selon le droit suisse
En Suisse, depuis le 1 er juillet 2014, l'autorité parentale est en principe attribuée conjointement aux deux parents, indépendamment de leur état civil (art. 296 al. 2 CC). L'autorité parentale exclusive est exceptionnellement possible lorsqu'elle sert l'intérêt de l'enfant et qu'elle ne représente pas un danger concret pour son bien[4].
L'autorité parentale doit être distinguée de la garde. Sous l'empire de l'ancien droit, le droit de garde (Obhutsrecht und -pflicht) était une composante de l'autorité parentale et cette notion recouvrait le droit de déterminer le lieu de résidence de l'enfant et les modalités de sa prise en charge[5]. Ainsi, le titulaire du droit de garde pouvait en règle générale déménager à l'étranger sans l'accord de l'autre parent ou l'autorisation du juge, même en cas d'autorité parentale conjointe[6].
Sous l'empire du nouveau droit, l'autorité parentale elle-même comprend le droit de déterminer le lieu de résidence de l'enfant (art. 301a al. 1 CC)[7]. La notion de garde se limite désormais à la garde de fait qui recouvre la prise en charge quotidienne de l'enfant ainsi que ses soins et son éducation courante[8].
1. Déménagement à l'étranger en cas d'autorité parentale conjointe
En cas d'exercice conjoint de l'autorité parentale, les parents mariés ou non mariés qui se séparent ou les parents divorcés doivent donc décider ensemble du lieu où l'enfant va habiter, choisissant, le cas échéant, lequel des deux parents accueillera l'enfant. En cas de désaccord, le choix du lieu de résidence de l'enfant, et partant l'attribution de la garde, se fait par décision de l'autorité de protection ou du juge matrimonial (art. 298 al. 2 et 301a al. 5 CC). La garde de l'enfant peut donc être attribuée à un seul des parents, et ce même si l'autorité parentale demeure conjointe. Un parent ne peut en effet déduire du principe de l'autorité parentale conjointe, le droit de pouvoir effectivement s'occuper de l'enfant[9].
Conformément à l'art. 301a CC, un parent exerçant conjointement l'autorité parentale ne peut modifier le lieu de résidence de l'enfant qu'avec l'accord de l'autre parent, ou sur décision du juge matrimonial ou de l'autorité de protection, si le nouveau lieu de résidence se trouve à l'étranger ou s'il a un impact important pour l'exercice de l'autorité parentale ou pour les relations personnelles (art. 301a al. 2 CC).
Le parent qui déménagerait à l'étranger sans l'accord de l'autre parent ou de l'autorité compétente se rend coupable d'un déplacement illicite de l'enfant au sens de l'art. 3 CLaH 80[10] si le pays où l'enfant est déplacé est partie à cette Convention[11].
Le Tribunal fédéral a rappelé que l'exigence d'une autorisation ne concerne que le changement de lieu de résidence de l'enfant (cf. art. 301a al. 2 CC), non celui des parents[12].La jurisprudence relative à l' art. 301a al. 2 CC impose au juge d'examiner non pas s'il est dans l'intérêt d'un enfant que ses deux parents demeurent au lieu de résidence actuel mais si son bien-être sera mieux préservé dans l'hypothèse où il suivrait le parent qui envisage de déménager, ou dans celle où il demeurerait auprès du parent restant sur place, voire d'une personne tierce qui se verrait à cette fin attribuer la garde[13].
La nouvelle réglementation place ainsi le parent non-détenteur de la garde dans une meilleure situation que sous l'ancien droit, puisqu'il peut, sous certaines conditions, s'opposer au déménagement de l'enfant.
2. La modification législative relative à l'entretien de l'enfant et les conséquences en matière de déménagement
La modification du Code civil du 20 mars 2015 concernant l'entretien de l'enfant constitue le deuxième volet de la réforme législative consacrée à la responsabilité parentale[14]. Comme en matière d'autorité parentale, le droit régissant l'entretien a été aménagé de manière à ce qu'aucun enfant ne soit désavantagé en raison de l'état civil de ses parents[15].
La majorité des dispositions de cette modification législative, qui est entrée en vigueur le 1 er janvier 2017, règle spécifiquement les questions liées à l'entretien de l'enfant et à son recouvrement[16]. Or, certains nouveaux articles concernent directement le volet « autorité parentale » et ont une influence importante en matière de déménagement à l'étranger[17].
Ainsi, depuis le 1 er janvier 2017, l'art. 298b al. 3 CC
prévoit que « lorsqu'elle statue sur l'autorité parentale, l'autorité de
protection de l'enfant règle également les autres points litigieux. L'action
alimentaire, à intenter devant le juge compétent, est réservée ; dans ce
cas, le juge statue aussi sur l'autorité parentale et sur les autres points
concernant le sort des enfants ». La même solution figure dans
l'art. 298d CC, concernant les
faits nouveaux. Selon cette disposition, à la requête de l'un des parents ou
de l'enfant ou encore d'office, l'autorité de protection de l'enfant modifie
l'attribution de l'autorité parentale lorsque des faits nouveaux importants
le commandent pour le bien de l'enfant. Depuis le 1er janvier
2017, un nouvel al. 3 prévoit en outre une attraction de compétence devant
le juge en cas de modification de la contribution d'entretien. Ainsi, selon
cet alinéa :«l'action en modification de la
contribution d'entretien, à intenter de-
vant le juge compétent, est réservée ; dans ce cas, le juge modifie au
besoin la manière dont l'autorité parentale et les autres points concernant
le sort des enfants ont été réglés ». Cette attraction
de compétence envers le juge de l'action alimentaire est confirmée dans le
Code de procédure civile (art. 304
CPC[18]).
En conséquence, si les parents non mariés ont un contentieux concernant des aspects liés à l'autorité parentale, l'autorité de protection de l'enfant est en principe compétente. Toutefois, dès qu'un des parents demande de trancher une question relative à l'entretien, l'ensemble des questions relatives à l'enfant devront être traitées par le juge de l'action alimentaire, qui deviendra alors la seule autorité compétente pour régler tous les points (autorité parentale, sort des enfants, entretien)[19].
En matière de changement de lieu de résidence de l'enfant nous pouvons déduire les règles suivantes :
Un parent non marié qui souhaite déménager avec l'enfant à l'étranger, en l'absence de l'accord de l'autre parent cotitulaire de l'autorité parentale, devra saisir l'autorité de protection s'il considère que lors de la prise de décision, négative ou positive, l'autorité ne sera pas amenée à fixer/modifier l'entretien. Dans le cas contraire, il saisira le juge civil. Si, après l'introduction de la procédure devant l'autorité de protection, l'autre parent conclut, même à titre subsidiaire, à la modification de l'entretien, l'autorité de protection devra en principe se dessaisir du dossier[20].
De plus selon une partie de la doctrine, dans le cas d'un parent divorcé qui souhaite déménager à l'étranger avec l'enfant, sans l'accord de l'autre parent cotitulaire de l'autorité parentale, l'autorité de protection est compétente pour statuer sur la demande d'autorisation de déménagement à condition que des questions d'entretien ne se posent pas[21].
Compte tenu du fait qu'en cas de demande de modification du lieu de résidence de l'enfant à l'étranger, on demande le plus souvent à l'autorité saisie d'adapter la réglementation de la prise en charge, du droit de visite et de l'entretien de l'enfant, la compétence de l'autorité de protection en matière de déménagement à l'étranger s'est nettement restreinte, indépendamment du fait que les parents soient mariés ou pas.
Toutefois, restriction de compétence ne signifie pas absence de compétence. Dès lors, il est toujours possible que l'autorité de protection soit amenée à trancher la question du déménagement d'un enfant à l'étranger.
3. Les décisions de l'autorité de protection
Selon l'art. 440 CC, l'autorité de protection de l'adulte est une autorité interdisciplinaire, désignée par les cantons. Elle prend ses décisions en siégeant à trois membres au moins, les cantons pouvant toutefois prévoir des exceptions pour des affaires déterminées. En vertu de l'art. 440 al. 3 CC, l'autorité de protection de l'adulte fait également office d'autorité de protection de l'enfant[22].
L'organisation des autorités de protection relève de la compétence des cantons. Selon les législations cantonales, l'autorité de protection peut être une autorité judiciaire ou une autorité administrative. Les cantons germanophones (avec pour exception les cantons d'Argovie et de Schaffhouse) ont opté pour des autorités administratives, les cantons francophones - Jura excepté - ont préféré des instances judiciaires. Berne, Valais, Grisons et Tessin ont choisi la forme administrative et Fribourg la forme judiciaire[23].
En matière procédurale, le législateur a fait le choix d'inscrire les principes fondamentaux de procédure directement dans le Code civil, aux art. 443 à 450g. En vertu de l'art. 314 CC les dispositions de la procédure devant l'autorité de protection de l'adulte sont applicables par analogie en protection de l'enfance. Ainsi conformément à l'art. 450c CC, le recours contre les décisions de l'autorité de protection est suspensif, à moins que l'autorité de protection de l'adulte ou l'instance judiciaire de recours n'en décide autrement.
Lorsque l'un des parents déménage à l'étranger sur la base de la décision exécutoire de l'autorité de protection et qu'il s'installe dans un état partie à la CLaH96[24], c'est le nouvel Etat de résidence qui devient compétent (art. 5 § 2 CLaH96) et la procédure devant les tribunaux suisses prend fin[25]. Dans ce cas de figure, la décision de l'autorité de protection donnant son consentement à la modification du lieu de résidence ne peut pas faire l'objet d'un contrôle matériel en Suisse et la légalité du retrait de l'effet suspensif décidé par l'autorité de protection ne peut pas être examinée par un tribunal[26].
Dans deux arrêts rendus le 8 février 2022 (Roth c. Suisse et Plazzi c. Suisse), la Cour européenne des droits de l'homme a constaté que le retrait de l'effet suspensif par une autorité de protection viole l'art. 6 CEDH lorsque cette décision ne peut jamais être examinée par un tribunal (p. ex. si la procédure devient sans objet en raison du départ dans un Etat partie à la CLaH96) et que l'autorité de protection qui décide du retrait de l'effet suspensif n'est pas un tribunal au sens de l'art. 6 CEDH[27].
Afin de mieux comprendre la portée de ces deux décisions, nous présenterons de manière détaillée le raisonnement de la Cour fait dans un des deux arrêts, à savoir l'affaire Roth c. Suisse.
III. L'affaire Roth c. Suisse (requête no 69444/17)
1. Résumé des faits
M. Roth a eu une fille en 2008 avec une femme de nationalité allemande, dont il s'est ensuite séparé. En 2014, l'autorité de protection de l'enfant (ci-après APEA) du canton de Berne a attribué l'autorité parentale aux deux parents et la garde à la mère. Ayant trouvé un emploi à Bonn, la mère a demandé à l'APEA, en date du 9 décembre 2015, l'autorisation de déplacer la résidence habituelle de l'enfant dans cette ville à compter du 1 er février 2016. Par décision du 27 janvier 2016, l'APEA a autorisé le déplacement du domicile de la fille en Allemagne, réglé transitoirement la question des vacances et des contacts téléphoniques de l'enfant avec son père et retiré l'effet suspensif à un éventuel recours contre sa décision, en application de l'art. 450c CC. La décision prise par l'APEA a été communiquée aux parties le jour même, soit le 27 janvier 2016, par télécopie. La mère et l'enfant ont probablement déménagé en Allemagne l'après-midi du vendredi 29 janvier 2016, ou durant le week-end, car la mère devait y débuter son nouveau travail le lundi 1 er février 2016.
Le requérant a recouru contre la décision de l'APEA en date du 22 février 2016 auprès de la Cour suprême bernoise. Celle-ci rejeta le recours par jugement du 23 juin 2016. Elle ne procéda pas à un examen au fond des demandes du requérant, constatant qu'en vertu de l'art. 5 § 2 CLaH96, les autorités suisses n'étaient plus compétentes pour se prononcer suite au déplacement du lieu de résidence de l'enfant vers l'Allemagne.
Le requérant contesta cet arrêt par devant le Tribunal fédéral. Par jugement du 23 mars 2017 (ATF 143 III 193), le Tribunal fédéral rejeta son recours. Le requérant saisit la Cour européenne des droits de l'Homme (ci-après la Cour) en se plaignant du fait que le fond de l'affaire n'a été examiné que par une autorité administrative. Il allègue également n'avoir pas eu accès à un tribunal national pour contester au fond la décision de l'APEA et rétablir l'effet suspensif du recours. Il invoque l'art. 6 CEDH.
2. Raisonnement de la Cour
a) Le droit d'accès à un tribunal
Dans son arrêt[28], la Cour rappelle que le droit d'accès à un tribunal - c'est-à-dire le droit de saisir un tribunal en matière civile - constitue un élément inhérent au droit énoncé à l'art. 6 § 1 CEDH. La Cour estime que le requérant a en l'espèce subi une limitation de son droit d'accès à un tribunal causée par le retrait par une APEA administrative de l'effet suspensif à un éventuel recours. Elle a alors dû trancher la question de savoir si cette restriction poursuivait un but légitime et s'il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé[29].
Selon la Cour, compte tenu du fait que les juridictions recours se sont déclarées incompétentes, elles n'ont pas pu réaliser un examen effectif et complet en fait et en droit de l'affaire, lors d'un examen contradictoire au cours d'un procès équitable.
La Cour constate, au surplus, que les arrêts de la Cour suprême bernoise et du Tribunal fédéral se fondent sur la CLaH96 - qui est incorporée au droit suisse - suite au déplacement de la résidence habituelle de l'enfant en Allemagne. La Cour considère que les arrêts de ces juridictions ayant déclaré leur incompétence en application de l' art. 5 CLaH96 n'étaient pas arbitraires et peuvent être justifiés si l'on considère seulement l'aspect du changement accompli de la résidence habituelle[30]. Cependant, le retrait de l'effet suspensif à un éventuel recours a été décidé par l'APEA, qui est une autorité administrative, sans que les autorités de recours n'aient pu remédier à cette situation.
La Cour rappelle que l'art. 6 § 1 CEDH exige que les décisions prises par les autorités administratives qui ne satisfont pas elles-mêmes aux exigences de cet article - comme c'est le cas en l'espèce avec l'APEA bernoise - doivent faire l'objet d'un contrôle effectif ultérieur par un organe judiciaire de pleine juridiction national[31].Dans le cas d'espèce, la Cour estime que ce contrôle a été exclu par l'APEA qui a décidé de l'absence d'effet suspensif à un éventuel recours contre sa décision.
La Cour indique qu'elle est bien consciente qu'il existe des situations exceptionnelles, dûment justifiées par l'intérêt supérieur de l'enfant, dans lesquelles l'urgence particulière commande que le parent concerné puisse changer le domicile de l'enfant sans devoir attendre le jugement définitif au fond. Selon la Cour, « dans de tels cas, il est suffisant, mais nécessaire, qu'une procédure effective de recours avec des mesures provisionnelles soit à disposition. Il n'est dès lors pas exclu que les autorités administratives retirent exceptionnellement l'effet suspensif à un éventuel recours. Toutefois, dans de telles circonstances, il faut qu'il soit assuré que le parent concerné a la possibilité de s'adresser à un juge avant que le retrait de l'effet suspensif n'entre en vigueur et qu'il soit rendu attentif à la procédure à suivre ». L'APEA et le Gouvernement suisse ont justifié l'urgence par le souhait de l'APEA d'éviter l'impact difficile qu'aurait pu avoir un éventuel recours sur l'enfant.
La Cour estime que les raisons de l'urgence invoquées en l'espèce n'étaient pas assez graves pour justifier que le requérant n'ait pas eu la possibilité de s'adresser à un juge avant que le retrait de l'effet suspensif n'entre en vigueur. Cela d'autant plus s'agissant d'une procédure relevant du droit de la famille, susceptible d'avoir des conséquences très graves et délicates pour le requérant, dans la mesure où des questions en lien avec ses futurs rapports avec son enfant ainsi que ses droits vis-à-vis de ce dernier, étaient directement en jeu[32].
b) La question de la restitution de l'effet suspensif
s Le Gouvernement suisse considère que le requérant aurait pu demander la restitution de l'effet suspensif à la Cour suprême bernoise, le jour même de la notification de la décision de l'APEA, soit le 27 janvier 2016, et non attendre le 22 février 2016, sachant que la mère commençait son nouveau travail en Allemagne le 1 er février 2016[33]. En effet, si la Cour suprême bernoise avait accédé à la demande du requérant, la compétence internationale de la Suisse pour le fond de l'affaire aurait été maintenue.
En l'espèce, la Cour estime qu'on peut se poser la question du temps que le requérant a pris pour réaliser son recours devant la Cour suprême bernoise, soit presque un mois, au regard de la date de la notification de la décision et de sa connaissance de la date de début du nouveau travail de la mère en Allemagne. Pour la Cour, dans le cas d'espèce, le requérant n'a a priori pas utilisé une voie de recours existante en théorie dans un délai raisonnable.
La Cour reconnaît qu'il incombait au requérant après qu'il eut pris connaissance de la décision litigieuse de s'enquérir lui-même, en s'entourant au besoin de conseils éclairés, des recours disponibles. Cependant, la recherche des recours disponibles contre la décision de l'APEA, après avoir eu connaissance de celle-ci le jour de sa notification le mercredi 27 janvier 2016, en présence d'une situation juridique complexe, a pu demander un certain temps au requérant et à son avocat. Tout en admettant que ce ne soit pas un argument valable en soi, la Cour reconnaît qu'il ne leur restait donc que trop peu de temps pour introduire la demande de saisine à titre superprovisionnel et a fortiori obtenir une décision juridictionnelle, préalablement au départ de la mère avec l'enfant en Allemagne qui s'est probablement réalisé l'après-midi du vendredi 29 janvier 2016.
Autrement dit, il n'est pas entièrement exclu, mais peu probable, qu'une réaction précipitée et sans aucune réflexion du requérant pour saisir la Cour suprême bernoise aurait permis de sauvegarder la juridiction de la Suisse et l'accès à un tribunal. Dans ces circonstances, la Cour est donc d'avis que le requérant n'a pas été assuré d'avoir la possibilité de s'adresser à un juge avant que le retrait de l'effet suspensif n'entre en vigueur et qu'il n'a pas été rendu attentif à la procédure à suivre.
La Cour considère par conséquent que le requérant n'a pas pu avoir accès à un tribunal national avant le départ en Allemagne de l'enfant, pour demander le rétablissement de l'effet suspensif et pour contester, le cas échéant, effectivement la décision de l'autorité administrative au fond. Cette limitation au droit d'accès à un tribunal était disproportionnée au but poursuivi, à savoir la protection des droits et libertés de la mère et de l'enfant, au regard de l'importance pour le requérant des questions soulevées par la procédure litigieuse. La Cour conclut donc qu'il y a eu violation de l'art. 6 § 1 CEDH quant au droit d'accès à un tribunal.
3. Les analogies avec l'affaire Plazzi c. Suisse
L'affaire Plazzi est similaire : le 24 août 2017, l'autorité de protection du canton du Tessin, qui est une autorité administrative, attribue la garde exclusive de la fille de M. Plazzi à la mère, autorise le déplacement de la résidence habituelle de l'enfant à la Principauté de Monaco et retire l'effet suspensif à un éventuel recours contre cette décision. La mère et l'enfant déménagent le jour même de la notification de la décision. Le Tribunal d'appel tessinois déclare le recours de M. Plazzi irrecevable le 17 octobre 2017 se déclarant incompétent au regard de la CLaH96. Dans son arrêt du 12 mars 2018, le Tribunal fédéral rejette le recours de M. Plazzi pour les mêmes raisons que dans l'affaire Roth (arrêt du Tribunal fédéral 5A_948/2017 du 12 mars 2018). Dans son arrêt la Cour européenne des droits de l'homme conclut qu'il y a eu violation de l'art. 6 § 1 CEDH quant au droit d'accès à un tribunal au vu du fait que la mère est partie avec l'enfant pour la Principauté de Monaco le jour même de la notification de la décision de l'autorité de protection. Dès lors, le père n'avait aucune chance de s'adresser au Tribunal d'appel pour restituer l'effet suspensif de son recours afin de maintenir la juridiction de la Suisse et avoir accès à un tribunal au fond.
IV. Réflexions
La conclusion à laquelle arrive la Cour européenne des droits de l'homme dans ces deux arrêts ne peut être que saluée en ce qui concerne la protection accordée aux justiciables face à des décisions rendues par des autorités de protection administratives. Néanmoins, comme cette jurisprudence s'applique uniquement lorsque la décision en question est rendue par une autorité de protection administrative en Suisse, son champ d'application apparaît limité. Ainsi, une autorité de protection judiciaire peut continuer à rendre des décisions concernant le changement de lieu de résidence d'un enfant en retirant l'effet suspensif au recours. Cette manière de procéder est, à notre avis, hautement problématique.
En effet, en pratique nous relevons qu'en cas de désaccord entre les parents, une décision de transfert du domicile d'un enfant à l'étranger est souvent prise à titre de mesures provisionnelles. Or, selon ce qui est prévu dans les législations cantonales, les décisions sur mesures provisionnelles sont rendues par un juge seul et pas par l'autorité de protection in corpore[34]. Au vu des conséquences très importantes sur la vie de l'enfant que ce type de décision peut avoir, notamment en cas de départ dans un pays très lointain, nous estimons que l'intérêt supérieur de l'enfant n'est pas suffisamment garanti dans ces circonstances.
De plus, il ressort également des décisions de la Cour que même une autorité administrative pourrait, dans des situations urgentes, retirer l'effet suspensif au recours contre des décisions concernant le transfert du lieu de résidence de l'enfant à l'étranger, à condition qu'il soit garanti que le parent qui s'y oppose ait la possibilité de s'adresser à un juge avant que le retrait de l'effet suspensif n'entre en vigueur et qu'il soit rendu attentif à la procédure à suivre.
Sous l'angle pratique, il faudrait que l'autorité de protection rende une décision autorisant le parent à modifier le lieu de résidence de ses enfants, en indiquant, par exemple, que le lieu de résidence peut être modifié uniquement après un certain délai, calculé de manière à permettre à une partie diligente d'introduire une demande de restitution d'effet suspensif par voie de mesures superprovisionnelles. Le délai sera déterminé en fonction des circonstances du cas d'espèce et la décision devra indiquer clairement qu'il est possible de demander par voie de mesures superprovisionnelles la restitution de l'effet suspensif à l'autorité de recours.
A notre avis, les autorités de protection administratives ne devraient toutefois pas, dans les circonstances précitées, enlever l'effet suspensif à un éventuel recours.
Cette approche est également préconisée par la Commission permanente de la COPMA qui, à la suite de l'arrêt Roth c. Suisse , a émis, en date du 6 février 2023, des recommandations intitulées « Retrait de l'effet suspensif en cas d'autorisation de transfert de la résidence de l'enfant à l'étranger (art. 301a et 450c CC) »[35].
Il résulte de ces recommandations que les APEA qui répondent aux conditions d'un tribunal au sens matériel pourraient ordonner - avec toute la retenue qui s'impose - le retrait de l'effet suspensif avec effet au moment de la notification de la décision. En revanche, pour les APEA qui ne répondent pas aux conditions d'un tribunal au sens matériel, le retrait de l'effet suspensif ne peut déployer d'effet que si la personne concernée n'a pas contesté la décision devant l'instance judiciaire de recours, respectivement si le tribunal compétent a confirmé le retrait.
Pour la Commission permanente de la COPMA cette dichotomie n'est pas satisfaisante, ce d'autant plus qu'il n'est pas toujours évident de savoir, a priori, quelle APEA remplit les critères d'un tribunal au sens matériel. La recommandation formulée est par conséquent, dans un but de précaution que l'effet suspensif d'une autorisation de modification du lieu de résidence de l'enfant à l'étranger (avec changement de juridiction) ne soit, par principe, pas retiré.
La lecture de l'arrêt Roth c. Suisse nous amène également à une troisième réflexion. Selon la Cour « la recherche des recours disponibles contre la décision de l'APEA, après avoir eu connaissance de celle-ci le jour de sa notification le mercredi 27 janvier 2016, en présence d'une situation juridique complexe, a pu demander un certain temps au requérant et à son avocat »[36].
Si la décision autorisant le départ de l'enfant avait été prise dans le cadre de mesures provisionnelles, le délai de recours aurait été de 10 jours. Comme nous l'avons indiqué en début d'analyse, en cas de changement de lieu de vie de l'enfant, l'autorité de protection rend une décision uniquement si elle ne doit pas trancher des questions liées à l'entretien. Il est donc possible qu'un parent participe à la procédure devant l'autorité de protection - procédure qui pour rappel est peu formaliste - sans être assisté par un avocat. De même, il y a souvent le risque qu'un enfant, bien que capable de discernement, ne soit pas entendu par l'autorité de protection avant la prise de décision.
A la lumière de la décision de la Cour, le parent qui s'oppose au départ à l'étranger ou l'enfant capable de discernement qui reçoit une décision autorisant le départ de l'enfant sont confrontés à une situation juridique complexe qui nécessite une certaine réflexion. Un délai de 10 jours est extrêmement court et ne permet pas, à notre avis, de garantir une défense adéquate des intérêts des parties, en particulier s'il faut encore soumettre la question à un avocat qui n'a pas assisté le parent ou l'enfant devant l'autorité de protection.
Nous ne pouvons au surplus que rappeler encore une fois l'importance de prendre ces décisions par une autorité in corpore dans le cadre d'une instruction complète au fond.
Comme la jurisprudence le rappelle, le parent dont la situation personnelle ou professionnelle nécessite de partir rapidement à l'étranger est libre de le faire. Durant le temps nécessaire à l'instruction et à une prise de décision au fond, l'enfant pourrait rester à titre provisoire auprès du parent qui réside en Suisse sans que la décision au fond puisse être influencée par cet arrangement provisoire visant à maintenir une situation aussi proche que possible du statu quo.
Nous regrettons enfin que les décisions du 8 février 2022, contrairement à d'autres affaires traitées par la Cour, ne contiennent pas à notre sens des éléments suffisamment forts et novateurs pour obtenir un changement législatif et/ou de pratique dans un domaine où des progrès sont encore nécessaires pour véritablement amener l'intérêt supérieur de l'enfant au centre de la prise de décision.
En effet, notre ordre juridique prévoit déjà que le recours contre une décision de l'autorité de protection a en principe un effet suspensif. Malgré les deux arrêts rendus par la Cour au mois de février 2022, les autorités de protection judiciaires pourront toujours considérer qu'elles sont confrontées à un cas urgent qui justifie de retirer tout effet suspensif à un éventuel recours. Comme déjà indiqué à plusieurs reprises, l'effet de ces décisions est de priver les autorités suisses de toute compétence en cas de départ de l'enfant dans un pays partie à la CLaH96 avant le dépôt du recours. Il s'agit d'un point de non-retour. Le parent non-gardien, l'enfant ou son curateur auront certes la possibilité de parcourir toutes les instances de recours nationales et in fine de faire éventuellement constater l'illégalité de la décision par la Cour européenne des droits de l'homme. Mais cela ne changera rien aux changements de vie intervenus pour l'enfant suite à un changement de pays ni dans les probables difficultés à maintenir les relations avec le parent non-gardien. Par ailleurs, les frais pour ces procédures sont en tout état de cause très élevés en Suisse et l'éventuel montant octroyé par la Cour européenne ne permettra pas toujours de les couvrir.
V. Comment pallier ce problème ?
La jurisprudence du Tribunal fédéral relative à l'effet suspensif pourrait donner une première piste de réflexion. Selon notre haute Cour, la suspension de l'exécution d'une décision au sens de l' art. 450c CC constitue la règle, de sorte que l'autorité doit motiver valablement sa décision de retrait de l'effet suspensif du recours[37].
L'obligation pour l'autorité de motiver sa décision concernant le retrait de l'effet suspensif a été déduite par la jurisprudence du droit d'être entendu de l'art. 29 al. 2 Cst.[38], ceci afin que l'intéressé puisse se rendre compte de la portée de ce retrait et l'attaquer en connaissance de cause[39]. Dès lors, en cas de non-motivation de la décision par rapport aux motifs qui justifient le retrait de l'effet suspensif, il y a lieu de conclure que le droit d'être entendu des parties a été violé.
Cette obligation précise de motivation devrait être à notre sens plus fortement ancrée dans la pratique des autorités de protection. Les juges seraient ainsi amenés à réfléchir de manière approfondie sur les motifs qui justifieraient exceptionnellement une telle décision - et qui devrait à notre sens être extrêmement restreints.
Toutefois, force est de constater que si la première instance viole cette obligation et que le départ dans un pays partie à la CLaH96 effectivement eu lieu avant le dépôt du recours, l'autorité suisse de recours ne serait d'aucun secours en raison d'une perte de compétence territoriale.
Il est dès lors indispensable qu'un travail soit réalisé en amont, au niveau des autorités de protection, afin que les juges puissent connaître en détail les problèmes procéduraux du droit de la protection de l'enfant. Le possible effet définitif vis-à-vis de l'ordre juridique suisse d'une décision de première instance autorisant un départ à l'étranger n'est probablement pas assez connu alors qu'elle peut générer des bouleversements parfois tragiques sur la vie d'un ou plusieurs enfants ainsi que de leurs relations avec le parent non-gardien, des grands-parents ou des frères et des sœurs. Une sensibilisation et une formation des autorités de protection à cette problématique par le biais de formations continues sont ainsi essentielles.
Cette nécessité de formation et de connaissances poussées dans le domaine du droit de la famille et de la protection de l'enfance a été récemment mise en évidence au niveau parlementaire, ce qui confirme qu'il s'agit d'un véritable enjeu de société.
Ainsi, un postulat de la Commission des affaires juridiques du Conseil national qui avait comme objectif d'évaluer la pertinence d'instituer une juridiction de la famille avec un tribunal unique qui serait chargé des litiges concernant les affaires familiales a été accepté lors de la session d'été 2022[40].
Selon le postulat, le Conseil fédéral est chargé d'évaluer, en concertation avec les cantons, la pertinence de prendre des mesures visant à l'institution d'une juridiction de la famille qui répondrait aux principes suivants :