I. Introduction
L'interdiction et la répression de la mendicité constituent-elles des atteintes inadmissibles aux droits fondamentaux ? Saisi de cette question à plusieurs reprises à partir de 2008, le Tribunal fédéral y a toujours répondu par la négative[1]. Il s'est vu désavoué par la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) dans l'affaire Lăcătuş c. Suisse. Dans son premier arrêt traitant de la mendicité, la Cour EDH a conclu que l'interdiction complète de la mendicité en vigueur alors dans le canton de Genève constituait une violation du droit à la vie privée et familiale de la requérante[2].
Or, loin de mettre un terme au débat, l'arrêt a fait naître de nouvelles interrogations. Il a rapidement donné lieu à de nouvelles propositions législatives, à Genève comme dans d'autres cantons[3]. À Genève, une nouvelle loi, prévoyant cette fois-ci une interdiction partielle de la mendicité, a été adoptée le 10 décembre 2021[4]. Celle-ci a fait l'objet d'un contrôle abstrait par la Chambre constitutionnelle cantonale, qui l'a déclarée conforme aux principes dégagés par la Cour EDH dans un arrêt rendu en juillet 2022[5]. Si cet arrêt est désormais définitif[6], il est probable que de nouvelles procédures, lors d'un cas d'application concret, viendront remettre en question la conformité de cette loi avec les droits fondamentaux.
Face à cette situation, et en vue de procédures judiciaires futures, la présente contribution offre une analyse critique de la nouvelle législation genevoise et de l'arrêt de la Chambre constitutionnelle à l'aune de la jurisprudence de la Cour EDH. Dans la mesure où des questions similaires se posent dans d'autres cantons, l'article vise aussi à replacer les modifications législatives récentes dans leur contexte plus large. Ainsi, il revient d'abord sur le contexte politique tendant à criminaliser la mendicité (N 4 ss) et sur l'arrêt Lăcătuş c. Suisse (N 8 ss). Il présente ensuite la réponse législative du canton de Genève (N 13 ss) et l'arrêt de la Chambre constitutionnelle cantonale (N 16 ss), qu'il analyse de manière critique (N 21 ss). Enfin, l'article propose des réflexions pertinentes pour des affaires futures devant la Cour EDH (N 26 ss).
II. Le contexte : une tendance à la répression de la mendicité
Au cours des dernières années, divers cantons et communes ont introduit une interdiction de la mendicité[7]. Si l'interdiction genevoise est l'une des plus notoires en Suisse[8], elle n'est de loin pas la seule : à l'heure actuelle, la majorité des cantons répriment la mendicité[9]. À cela s'ajoutent des interdictions communales[10]. Ces législations répressives ne sont pas incontestées, comme le montrent les débats cantonaux récurrents[11]. Par exemple, le canton de Bâle-Ville a aboli l'interdiction totale de la mendicité en juillet 2020 - pour en décider la réintroduction en décembre 2020[12].
Les interdictions partielles ou complètes de la mendicité participent à une tendance européenne générale consistant à criminaliser la pauvreté visible[13]. Ainsi, au moins dix-huit États membres du Conseil de l'Europe interdisent certaines formes de mendicité au niveau national et dix connaissent des interdictions au niveau régional ou local, à l'instar de la Suisse[14]. À la différence notable de la Suisse, toutefois, ces interdictions ne concernent généralement que certaines formes de mendicité[15], en réprimant la mendicité dite « agressive » ou son exercice dans certaines zones urbaines, ou encore en prévoyant des heures ou périodes de l'année pendant lesquelles la mendicité est prohibée[16]. Plusieurs interdictions absolues ont d'ailleurs été jugées inconstitutionnelles par des tribunaux nationaux, comme la Cour constitutionnelle autrichienne[17] ou encore la Haute Cour irlandaise[18].
À l'inverse, le Tribunal fédéral a jugé à plusieurs reprises que l'interdiction absolue de la mendicité était conforme tant à la Constitution fédérale qu'à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH[19])[20]. Sans entrer dans les détails de ces jugements[21], précisons que le Tribunal fédéral a estimé que la mendicité relevait de l'exercice de la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.[22]), mais que son interdiction constituait une restriction proportionnée[23]. En revanche, il a nié l'applicabilité tant de la liberté économique, considérant qu'il ne s'agissait pas d'une activité lucrative[24], que de la liberté d'expression[25]. Les arrêts du Tribunal fédéral ont fait l'objet de critiques doctrinales, sous l'angle la vie privée et de la liberté personnelle aussi bien que de la liberté d'expression et de l'interdiction des discriminations[26].
Sur le plan international, divers organes de protection des droits humains ont sévèrement critiqué la criminalisation de la mendicité, la jugeant incompatible avec les protections offertes par les instruments internationaux. Il en va ainsi du Conseil des droits de l'homme[27], de la Rapporteuse spéciale sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme[28] ou encore du Commissaire des droits de l'homme du Conseil de l'Europe[29]. Au vu de cette situation, l'arrêt dans l'affaire Lăcătuş c. Suisse, première à être portée devant la Cour européenne des droits de l'homme, était très attendu.
III. L'affaire Lăcătuş c. Suisse : la Cour EDH se prononce pour la première fois
Depuis 2008, la loi pénale genevoise prévoit que « [c]elui qui aura mendié sera puni d'une amende »[30]. En application de cette loi, madame Lăcătuş, une femme d'origine rom qui avait demandé l'aumône en tendant un gobelet, s'est vu infliger des amendes à huit reprises. Ayant formé opposition contre ces ordonnances pénales, elle fut reconnue coupable de mendicité par le Tribunal de police du canton de Genève, qui la condamna à une amende de 500 francs suisses, plus tard convertie en cinq jours de peine privative de liberté pour non-paiement[31]. La requérante purgea sa peine privative de liberté de substitution entre le 24 et le 28 mars 2015 à la prison de Champ-Dollon[32].
Devant le Tribunal fédéral, la requérante a notamment invoqué sa liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst. et 8 CEDH), l'interdiction des discriminations (art. 8 al. 2 Cst. et 14 CEDH) et la liberté d'expression (art. 16 Cst. et 10 CEDH). Le Tribunal fédéral n'a examiné que ce dernier grief, renvoyant pour le reste aux considérants d'arrêts précédents basés sur des faits comparables[33]. Considérant que la mendicité, en tout cas telle que pratiquée par la requérante, n'entrait pas dans la sphère protégée par la liberté d'expression, les juges de Mon Repos ont rejeté le recours[34].
Pour sa part, la Cour européenne des droits de l'homme confirme d'abord que l'exercice de la mendicité est protégé par le droit à une vie privée, précisant que « le droit de s'adresser à autrui pour en obtenir de l'aide […] relève de l'essence même des droits protégés par l'art. 8 [CEDH] »[35]. Acceptant sur le principe la légitimité des buts poursuivis par l'État - l'ordre et la tranquillité publics, la protection des droits et libertés des passant·e·s, habitant·e·s et commerçant·e·s, la lutte contre la criminalité organisée et la protection contre l'exploitation -, la Cour estime que ceux-ci n'étaient pas suffisamment « solides » pour justifier l'ingérence grave dans le droit à la vie privée de la requérante. Pour qualifier cette ingérence de grave, elle tient notamment compte du fait que la peine pécuniaire a été convertie en peine privative de liberté et de la vulnérabilité particulière de la requérante, qui dépendait de la mendicité pour subvenir à ses besoins[36].
L'arrêt Lăcătuş c. Suisse a été célébré comme l'une des « affaires-clés » de 2021 et a suscité un vif intérêt doctrinal[37]. Pour cause, l'arrêt concrétise la signification du droit à la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) dans des situations de grande pauvreté et établit que les interdictions totales de la mendicité violent la CEDH. Pourtant, l'arrêt a également été critiqué, à juste titre[38]. La majorité de la Cour a notamment fait preuve d'un certain « minimalisme judiciaire », laissant ouvertes des questions pourtant centrales. Ainsi, on peut regretter, de concert avec plusieurs opinions séparées, que la Cour ne se soit pas prononcée sur la liberté d'expression et l'interdiction des discriminations[39]. Sous l'angle de la vie privée, au cœur de l'arrêt, la Cour a accordé une importance considérable à la vulnérabilité particulière de la requérante, soulignant à plusieurs reprises sa précarité, le fait qu'elle ne bénéficiait d'aucune aide étatique et qu'elle n'avait « aucun autre choix » que de mendier. Elle semble ainsi établir un lien de causalité entre le dénuement de la requérante et son droit de mendier[40].
Néanmoins, la limite la plus flagrante de l'arrêt Lăcătuş c. Suisse est sans doute le fait que la Cour s'est limitée à constater que l'interdiction totale de la mendicité telle qu'elle était en vigueur à Genève au moment des faits, qui de plus avait entraîné de lourdes peines pour la requérante, violait la CEDH, laissant sous-entendre que des interdictions partielles et moins sévèrement punies pourraient se révéler conformes à la Convention. C'est cette interprétation qui a guidé le législateur genevois.
IV. La réponse législative du canton de Genève
À la suite de l'arrêt Lăcătuş, les autorités ont suspendu l'application de la disposition pénale réprimant la mendicité[41]. L'arrêt a également réouvert le débat parlementaire dans plusieurs cantons suisses[42]. À Genève, deux projets de loi ont été proposés après le prononcé de l'arrêt[43]. Un premier projet de loi « pour mettre un terme à la criminalisation de la mendicité et amnistier les victimes de cette disposition » visait à abroger la disposition litigieuse et à verser une indemnité aux personnes ayant été amandées. Un second projet visait, lui, à transformer l'interdiction absolue en interdiction partielle, basée sur des critères géographiques et comportementaux.
Au cours de la procédure parlementaire, la Commission judiciaire et de la police du Grand Conseil a auditionné des représentant·e·s des commerçant·e·s, les autorités étatiques et des professeur·e·s de droit de l'Université de Genève. Les deux premiers groupes ont plaint l'augmentation de la mendicité à la suite de levée de l'interdiction et se sont exprimés en faveur d'une répression ciblée de la mendicité. Leur argumentaire s'est construit autour de deux axes. D'une part, les commerçant·e·s dont l'attractivité des commerces serait diminuée[44], et les marchand·e·s qui déplorent le harcèlement des client·e·s par les mendiant·e·s, défendent le besoin de maintenir l'ordre public[45]. D'autre part, la police et les institutions de la Ville et du Canton de Genève mettent en avant la nécessité de lutter contre la traite d'êtres humains[46]. Les deux expert·e·s juridiques se sont exprimé·e·s au sujet de la conformité du projet de loi avec la CEDH telle qu'interprétée dans l'arrêt Lăcătuş. Iels ont précisé que l'arrêt semble en effet laisser une certaine marge de manœuvre aux autorités quant à la gestion de la mendicité sur leur territoire, pour autant que cette interdiction ne soit pas totale et n'ait pas de conséquences trop lourdes pour les personnes concernées. Les deux professeur·e·s de droit ont toutefois aussi mis en avant plusieurs écueils à éviter dans la modification de la loi. Iels soulignent d'abord que la loi ne doit pas être restrictive au point de représenter une interdiction de facto de la mendicité. Quant aux formes de mendicité interdites par le projet de loi, iels jugent délicat de punir toute personne mendiant avec un enfant, sans égard aux circonstances concrètes - par exemple au fait qu'une personne n'a pas de moyens de faire garder son enfant en bas âge. Enfin, iels critiquent l'utilisation de notions juridiques indéterminées sujettes à controverses comme l'expression « aux abords immédiats » du second projet de loi déposé devant le Grand Conseil[47].
Le projet de modification de la loi en faveur d'une répression partielle de la mendicité est adopté le 10 décembre 2021. La nouvelle teneur de l'art. 11A de la Loi pénale genevoise (LPG[48]) punit de l'amende les personnes mendiantes selon deux critères. Le premier est celui des modalités de pratique. La loi punit la mendicité pratiquée en réseau organisé ou avec des mineurs, ainsi que des méthodes qui importunent autrui en étant « envahissantes, trompeuses ou agressives ». Le second critère est géographique. Ainsi, cette nouvelle version de la loi interdit la mendicité « aux abords immédiats de » lieux à vocation commerciale, médicale, culturelle, éducative et touristique ; mais aussi « aux abords immédiats » des parcs, banques, des bureaux de poste, des caisses de parking, des marchés, des parcs publics, des cimetières et des transports publics.
V. L'arrêt de la Chambre constitutionnelle
Un recours est interjeté le 24 janvier 2022 pour obtenir un contrôle abstrait de la nouvelle loi par la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice genevoise. La recourante invoque la violation de la liberté personnelle, la liberté d'expression et l'interdiction des discriminations sur la base de la situation sociale ainsi que la violation du principe de la légalité. La Chambre constitutionnelle rejette l'ensemble des griefs dans son arrêt du 28 juillet 2022[49]. Le recours au Tribunal fédéral ayant été déposé tardivement[50], cet arrêt est désormais définitif, ce qui n'empêchera toutefois pas un nouveau contrôle de la loi à l'occasion d'un cas d'application concret[51].
Dans son arrêt, la Chambre constitutionnelle estime principalement que, prévoyant une interdiction plus nuancée de la mendicité, la nouvelle disposition légale est conforme aux exigences de la CEDH telles que concrétisées dans l'arrêt Lăcătuş c. Suisse, notamment s'agissant de la proportionnalité.
Sous l'angle des restrictions possibles à la liberté personnelle aussi bien que du principe de légalité, que la recourante a invoqué de manière séparée, la Chambre estime que la loi est suffisamment claire et précise. Elle écarte ainsi l'argumentation selon laquelle la loi prévoit des termes juridiques indéterminés trop vagues. En effet, elle considère que les notions « réseau organisé », « comportement de nature à importuner le public » et « aux abords immédiats » sont « compréhensibles par elles-mêmes »[52]. La Chambre juge donc que la disposition légale est à la fois conforme aux exigences de l'art. 5 Cst. en lien avec l'art. 1 du Code pénal (CP[53]) et constitue une base suffisante sous l'angle de l'art. 36 Cst. S'agissant des autres conditions de restriction de la liberté personnelle, la Chambre estime que l'interdiction de la mendicité poursuit des buts d'intérêt public et que la nouvelle loi respecte le principe de la proportionnalité. À ce propos, la Chambre souligne notamment que, selon le Tribunal fédéral, il n'existe pas de mesure moins incisive qu'une criminalisation de la mendicité pour atteindre les buts visés, que cette interdiction est désormais partielle, qu'un « filet social découlant de la réglementation en matière d'aide sociale » existe déjà pour subvenir au minimum vital de ces personnes et que les autorités disposent d'une certaine marge de manœuvre dans la fixation de la peine[54].
Pour ce qui est de la violation de la liberté d'expression invoquée par la recourante, la Chambre reprend la jurisprudence du Tribunal fédéral[55] pour rejeter ce grief au motif que le but primaire de la mendicité n'est pas la communication d'un message quel qu'il soit, mais plutôt la satisfaction d'un besoin d'aide. Suivant le raisonnement du Tribunal fédéral, elle juge ainsi que la mendicité est une problématique exclusivement privée qui n'est pas protégée par la liberté d'expression[56].
Enfin, la Chambre constitutionnelle rejette le grief de la recourante invoquant une discrimination sur la base de la pauvreté[57]. À ce propos, elle précise d'abord que toute distinction fondée sur un critère énuméré à l'art. 8 al. 2 Cst. n'est pas inadmissible et que la « situation sociale », en particulier, ne donne droit qu'à une protection limitée selon le Tribunal fédéral[58]. Elle précise ensuite que la loi ne vise pas toutes les personnes pauvres, mais uniquement celles qui adoptent un comportement déterminé, à savoir qu'elles mendient, considérant que ce comportement constitue un choix, dans la mesure où toute personne devrait pouvoir bénéficier d'une aide minimale dans des situations de détresse selon l'art. 12 Cst. et que, partant, la mendicité servirait plutôt à obtenir un revenu additionnel[59].
VI. Critiques de l'arrêt genevois à la lumière de la jurisprudence Lăcătuş c. Suisse
Nous estimons que la Chambre constitutionnelle a procédé à une lecture minimaliste de l'arrêt Lăcătuş. En effet, celui-ci ne constitue pas un blanc-seing pour toutes les interdictions partielles de la mendicité. Deux aspects de la nouvelle législation genevoise nous paraissent particulièrement problématiques. Notre critique rejoint en cela des inquiétudes qui avaient déjà été exprimées par les expert·es juridiques entendu·es lors du processus parlementaire.
Il faut, d'une part, signaler les problèmes inhérents à l'alinéa 2 du nouvel art. 11A de la LPG. Cet alinéa appréhende deux comportements très largement distincts : celui de mendier « en étant accompagné d'une ou de plusieurs personnes mineures ou dépendantes » et celui d'organiser la mendicité d'autrui. Les deux cas de figure sont punis d'une amende de 2000 francs au moins. Dans sa première hypothèse, l'alinéa cherche à punir les personnes qui exploiteraient les enfants pour éliciter la pitié et, ce faisant, à protéger les mineurs des situations de mendicité et de l'exploitation - ce que la CourEDH a jugé être un but légitime[60]. Or, la disposition ne prévoit aucune exception ni aucune pesée des intérêts. C'est précisément ce manque d'exception contre lequel les expert·es juridiques entendu·es avaient déjà émis des réserves[61]. Ainsi, la sanction grave frappe indistinctement les personnes qui se serviraient d'enfants comme « technique » de mendicité et des personnes qui prendraient leurs enfants avec elles, par exemple parce qu'elles n'auraient aucune solution de garde. Quant à l'organisation de la mendicité, cette disposition vise le but - jugé légitime, lui aussi - de lutter contre la traite d'êtres humains. Le fait de punir les personnes qui organisent la mendicité, plutôt celles qui l'exercent, paraît a priori plus conforme à la jurisprudence de la Cour. Celle-ci avait en effet douté que l'interdiction de la mendicité soit une mesure apte à lutter contre la traite ; le fait de viser spécifiquement les personnes organisant la mendicité semble répondre à cette critique. Or, là encore, la disposition est formulée de manière excessivement large : l'amende de 2000 francs vise aussi la personne qui met à disposition d'une personne qui mendie un moyen de transport. Si cette disposition est appliquée à la lettre, des personnes mendiantes pourraient être considérées comme organisant la mendicité simplement parce qu'elles se prêtent un vélo, par exemple.
Au-delà de cet alinéa 2, les peines prévues par la législation pourraient soulever des problèmes sous l'angle de la CEDH. En effet, dans l'arrêt Lăcătuş, le montant total des amendes - fixé à 800 francs - ainsi que le fait que ceux-ci aient été convertis de manière inévitable en peine privative de liberté de substitution jouent un rôle crucial dans le raisonnement de la Cour[62]. Or, les peines planchers prévues sont restées inchangées avec la nouvelle loi.
D'autre part, il faut signaler l'importance de l'insécurité juridique générée par l'alinéa 1. Il est fait plusieurs fois emploi de l'expression « aux abords immédiats » pour désigner les lieux où la mendicité est interdite géographiquement. Cette notion n'est pas définie dans la LPG et ne possède pas de définition claire dans la jurisprudence en matière de trouble à l'ordre public. Dès lors, l'application de ces mesures pénales par les autorités est sujette à leur propre interprétation. Ceci ne pose en principe pas problème d'après la jurisprudence du Tribunal fédéral[63]. Néanmoins dans le cas présent, les représentant·es de la police ont déjà donné leurs recommandations. Iels ont jugé qu'un rayon de 50 mètres autour des bancomats et postomats était raisonnable[64]. Pour notre part, nous aurions estimé que les abords immédiats représentaient un rayon de 5 à maximum 10 mètres, comme cela a d'ailleurs été souligné lors des débats[65]. Au regard de la longue liste de lieux « aux abords immédiats » desquels l'alinéa 1 interdit la mendicité, l'importance d'une définition claire est certaine. L'ordre pénal exige que les personnes se trouvant en Suisse soient soumises à des règles claires afin de pouvoir adopter des comportements adéquats[66]. Il paraît difficile avec la simple expression « aux abords immédiats » de déterminer quel rayon est appréhendé par l'alinéa.
De plus, le rayon mentionné comme « raisonnable » par les représentant·es de la police concerne les lieux de retraits d'argent, mais est-ce aussi raisonnable d'interdire la mendicité dans un rayon de 50 mètres autour « des entrées et sorties de tout établissement à vocation commerciale, notamment les magasins, hôtels, cafés, restaurants, bars et discothèques »[67] ? Il est de mise qu'une expression utilisée plusieurs fois au sein d'une même norme ait la même signification. Or, si un rayon de 50 mètres devait être appliqué à chaque chiffre de l'alinéa 1, cela interdirait la mendicité de pans entiers du canton de Genève, notamment ceux où la densité est importante et donc la pratique de la mendicité plus intéressante. Ce problème d'interprétation de l'expression « aux abords immédiats » met en jeu la conformité même de la nouvelle teneur de l'art. 11A LPG avec l'arrêt Lăcătuş. Ainsi, il est possible - selon l'interprétation qu'adoptent les autorités - que l'interdiction géographique de la mendicité couvre un territoire substantiel du canton. L'ancienne interdiction générale de jure de la mendicité dans le canton serait donc potentiellement transformée en interdiction générale de facto de la mendicité. Cette dernière serait reléguée à des endroits peu fréquentés, industriels ou ruraux, où le fait de mendier perd tout son sens. Dès lors, on peut admettre que la nouvelle teneur de l'art. 11A LPG paraît difficilement conforme avec l'arrêt Lăcătuş lui-même.
VII. Réflexions autour de la liberté d'expression et l'interdiction des discriminations
Nous estimons par ailleurs que l'arrêt de la Chambre constitutionnelle genevoise a rejeté trop rapidement les griefs tirés de la liberté d'expression et de l'interdiction des discriminations. Ce rejet, que la Chambre justifie en se référant à la jurisprudence du Tribunal fédéral, s'explique aussi par le minimalisme judiciaire de la Cour EDH. En effet, ayant conclu à une violation de l'art. 8 CEDH, celle-ci a estimé que ce n'était pas nécessaire d'examiner les autres griefs invoqués par la recourante[68]. Or, contrairement à ce que la Cour de justice laisse sous-entendre, il n'en découle pas nécessairement que ces droits ne seraient pas pertinents. Ils pourraient au contraire jouer un rôle central dans des affaires futures, notamment pour déterminer l'admissibilité d'interdictions partielles de la mendicité. En effet, le fait que de telles interdictions posent des problèmes non seulement au regard du droit à une vie privée, mais aussi à d'autres droits garantis par la CEDH, faciliterait le constat de violation même dans des cas moins extrêmes que celui à l'origine de l'affaire Lăcătuş.
La première question laissée ouverte par la Cour EDH dans l'affaire est de savoir si l'exercice de la mendicité est protégé par la liberté d'expression (art. 10 CEDH). Comme l'ont souligné plusieurs opinions séparées[69], l'affaire Lăcătuş aurait permis à la Cour de trancher cette question qui s'était déjà posée à plusieurs reprises devant des juridictions internes, le Tribunal fédéral ayant répondu par la négative, mais d'autres hautes juridictions, comme la Cour suprême autrichienne, ayant répondu par l'affirmative[70]. L'opinion concordante de la juge Keller indique comment la Cour pourrait raisonner dans un tel cas.
Tout d'abord, elle confirme que des gestes ne doivent pas être accompagnés de paroles pour entrer dans la sphère protégée par la liberté d'expression. En effet, d'après la jurisprudence établie, la liberté d'expression protège la communication non verbale[71], par exemple avec des actes protestataires ou d'autres formes de comportement[72] ou encore une tenue vestimentaire ou le port d'un symbole[73]. En font donc également partie les gestes véhiculant un message[74]. Le fait de tendre la main ou un gobelet, même d'être agenouillé·e devant un gobelet, représente un geste qui est « universellement connu et compris comme une demande d'aide », comme l'écrit la juge Keller[75]. Le Tribunal fédéral lui-même a décrit la mendicité comme le fait de « faire appel à la générosité d'autrui pour en obtenir de l'aide »[76], indiquant avec cette formule le message transmis par les gestes de la requérante.
Ensuite, il faudrait se poser la question de la nature du message exprimé. La juge Keller parle d'un « cri de détresse »[77] ; plus généralement, Moeckli résume le message exprimé par « je suis pauvre et j'ai besoin d'argent »[78]. Dans une certaine mesure, l'exercice de la mendicité comporte également une dimension politique, attirant l'attention du public sur l'existence de la pauvreté dans une société donnée[79]. Cette visibilisation de la misère constitue d'ailleurs une des raisons pour lesquelles la mendicité est considérée comme dérangeante et problématique[80]. Or, elle n'est pas forcément recherchée par les personnes exerçant la mendicité ; madame Lăcătuş, par exemple, n'a pas allégué vouloir transmettre un message politique[81]. Même en l'absence d'intention politique, l'appel au soutien entre dans la sphère protégée par l'art. 10 CEDH, qui couvre également la communication de simples faits[82], y compris lorsqu'elle est de nature interindividuelle plutôt qu'adressée à un large public[83]. La mendicité a été décrite comme une activité « comportant des aspects communicatifs et commerciaux »[84]. Partant, on pourrait se demander si elle relève du discours commercial au sens large, en tout cas lorsque l'intéressé·e n'a pas d'intention politique. Au stade de l'applicabilité de l'art. 10 CEDH, cette question peut rester ouverte, dans la mesure où celui-ci protège aussi le discours commercial, contrairement à l'art. 16 al. 2 Cst.[85]. La question sera en revanche pertinente au niveau de la justification des ingérences, le discours commercial pouvant être plus facilement restreint[86].
La seconde question au sujet de laquelle la Cour EDH est restée silencieuse est celle de l'interdiction des discriminations en lien avec le droit à une vie privée. Cette question s'est, elle aussi, posée à plusieurs reprises devant le Tribunal fédéral qui continue à renvoyer à son arrêt de principe de 2012 niant l'existence d'une discrimination[87]. Malgré le silence de la Cour EDH - y compris des opinions séparées, qui la mentionnent sans l'examiner[88] -, l'arrêt Lăcătuş c. Suisse donne quelques des pistes à propos de la pertinence de l'interdiction des discriminations, que ce soit en lien avec l'origine ethnique ou en raison de la situation sociale à travers les riches matériaux internationaux qu'il cite[89]. Les deux critères sont étroitement liés : « le racisme favorise l'exclusion et la pauvreté » et, à l'inverse, il « est d'autant plus virulent qu'une cible [est] déjà marginalisée »[90]. Dès lors, ils doivent être abordés dans une perspective intersectionnelle, c'est-à-dire en tenant compte de l'effet cumulé de ces critères et de leur interaction[91].
S'agissant d'abord de l'origine ethnique, la Cour EDH cite les rapports du Haut-Commissaire des droits de l'homme du Conseil de l'Europe qui critiquent des lois interdisant la mendicité comme « exemple[s] d'"antitsiganisme" »[92]. Ces lois ne touchent pas seulement souvent de manière disproportionnée les personnes roms, mais les visent parfois explicitement. À Genève, par exemple, les travaux parlementaires et le discours public lors de l'élaboration de la loi indiquent en effet que cette dernière vise essentiellement les mendiants roms[93]. Le canton de Genève ne constitue d'ailleurs pas une exception, des débats législatifs similaires ayant par exemple eu lieu en Suède[94].
Concernant ensuite la situation sociale, l'interdiction de la mendicité est une mesure d'apparence neutre, mais qui touche dans ses conséquences négatives de manière prépondérante, voire de manière exclusive, les personnes pauvres[95]. Rappelons à cet égard que, selon la jurisprudence constante, l'on est en présence d'une discrimination indirecte lorsqu'une mesure ou réglementation formulée de manière neutre a un effet préjudiciable disproportionné sur un groupe particulier, même si elle ne le vise pas spécifiquement[96]. L'existence d'une discrimination indirecte ne présuppose ainsi pas d'intention discriminatoire, puisqu'elle s'intéresse aux effets d'une mesure, même lorsque ceux-ci n'ont pas été voulus ou envisagés lors de sa conception[97]. La Cour a également reconnu le caractère discriminatoire de mesures qui contribuent à stigmatiser davantage des groupes particulièrement vulnérables de la société[98]. C'est le cas s'agissant de la mendicité, dont l'interdiction est souvent justifiée, dans le discours public et politique, par un amalgame entre mendicité et criminalité[99]. Ce discours rapproche la pauvreté de la criminalité et participe à dépeindre les pauvres comme indésirables, contribuant à les stigmatiser. Sans faire l'objet d'un raisonnement détaillé, ces réflexions trouvent indirectement leur ancrage dans l'arrêt Lăcătuş c. Suisse, notamment parce que la Cour EDH y cite la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l'extrême pauvreté, qui avait jugé que « l'interdiction de la mendicité et du vagabondage représente une violation grave des principes d'égalité et de non-discrimination »[100].
VIII. Conclusion
La réponse apportée à l'arrêt Lacatus par le canton de Genève est décevante. Après l'arrêt Lăcătuş c. Suisse on aurait pu espérer que le canton de Genève renonce à criminaliser la mendicité. En effet, même s'il concernait le cas particulier d'une interdiction absolue, l'arrêt a mis en lumière divers aspects problématiques de toute législation criminalisant la mendicité. Ce faisant, il a aussi établi que des motifs comme la « gêne » des passant·e·s ou l'attrait touristique d'une ville ne pèsent pas lourd dans la pesée des intérêts.
Seulement, au lieu de reconsidérer entièrement sa politique vis-à-vis de la mendicité, le canton de Genève a fait preuve d'un minimalisme juridique certain dans sa réponse à l'arrêt de la Cour EDH. Les autorités se sont contentées de réécrire la norme pénale de manière à essayer d'éviter les écueils les plus évidents soulevés sans y apporter de nuance. Ainsi, en résulte une loi qui s'apparente à nouveau dangereusement à une interdiction générale de la mendicité et semble difficilement compatible avec les principes dégagés dans l'arrêt Lăcătuş c. Suisse.
Par ailleurs, il aurait été souhaitable que la Chambre constitutionnelle genevoise examine en détail la compatibilité des mesures d'interdiction partielle de la mendicité la liberté d'expression (art. 10 CEDH) et l'interdiction des discriminations (art. 14 CEDH). Ces deux dispositions, évoquées uniquement en marge de l'arrêt Lăcătuş c. Suisse, sont indispensables à une analyse holistique de la mendicité. Elles permettent d'appréhender la thématique sous d'autres angles et mettent en exergue des aspects problématiques des interdictions, même partielles, de la mendicité. Il est à espérer que de futurs arrêts remédieront à ces lacunes et rappelleront aux autorités suisses que le « vivre ensemble » signifie aussi être confronté·e à des situations que nous ne préférions pas voir ; un rappel qui est d'autant plus important au vu des tendances visant à bannir toute évidence de la pauvreté de l'espace public.