I. Résumé de l'affaire
Le 22 décembre 2021 un Communiqué de presse du Tribunal pénal fédéral (ci-après : TPF) annonce que la Cour des affaires pénales (ci-après : CAP ou la Cour) a confirmé une confiscation de valeurs patrimoniales appartenant à une société étrangère laquelle a été prononcée par le Ministère public de la Confédération (ci-après : MPC) lors d'une ordonnance pénale[1]. Dans le cadre de la procédure de recours, la Cour des plaintes du TPF a ensuite rendu trois décisions[2] le 18 juillet 2022 et renvoyé l'affaire à la CAP pour nouvel examen. Compte tenu de ses liens étroits avec le sujet de la présente contribution, la troisième décision (BB.2022.3) a été intégrée à notre commentaire.
À la suite d'une communication du Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent, le MPC a ouvert une enquête le 5 juillet 2012, qu'il a ensuite étendue contre plusieurs ressortissants ouzbeks, pour blanchiment d'argent (art. 305bis CP[3]) et faux dans les titres (art. 251 ch. 1 CP). Au centre de cette enquête se trouve Gulnara Karimova (alias E. dans la décision de la CAP et alias C. dans l'ordonnance pénale SV.12.0808 du 22 mai 2018 prononçant la confiscation et dans la décision BB.2022.3 du 18 juillet 2022 de la Cour des plaintes)[4], fille de l'ancien président de la République d'Ouzbékistan[5]. L'instruction a porté sur l'existence d'une structure de sociétés-écrans (notamment Takilant Ltd., alias B. Ltd), ainsi que sur la présence d'une femme et d'hommes de paille (A., F. et d'autres personnes) et de comptes bancaires en Suisse et à l'étranger, système mis en place pour obtenir et blanchir les pots-de-vin payés par des sociétés de télécommunications en contrepartie de la conclusion de contrats et de l'accès aux marchés en Ouzbékistan (c. 1.2 ; 3.1). Apparemment, un certain nombre d'ordonnances pénales contre les personnes impliquées dans l'affaire en cause a déjà été rendu dans le contexte de cette affaire. La décision commentée en mentionne déjà quatre (c. 2.3 ; 2.4 ; 4.2.3.11.4 ; 3.1 ; 4.1.8). Ainsi, force est de constater et de déplorer l'intransparence qui découle de la pratique de ne pas publier, en général, les ordonnances pénales - défaut de transparence qui empêche le public de suivre et de comprendre la mise en application du droit pénal[6].
L'ordonnance de la CAP commentée a été prononcée à la suite d'un renvoi de la cause par la Cour des plaintes en date du 29 octobre 2020 (BB.2020.204) pour qu'elle statue sur l'opposition de Takilant Ltd à l'ordonnance pénale du 22 mai 2018 - désormais entrée en force - qui condamne A. pour blanchiment d'argent aggravé (art. 305bis ch. 1 et 2 let. b et c CP) et faux dans les titres (art. 251 ch. 1 CP) réalisés pendant la période de 2009 à 2012. De plus, le MPC a ordonné la confiscation des valeurs patrimoniales, confiscation à laquelle Takilant Ltd s'oppose. La CAP a ainsi été amenée à examiner si l'argent placé sur les comptes bancaires séquestrés en lien avec les ordonnances pénales précitées - dont Takilant Ltd. est titulaire - est bien le produit d'un blanchiment d'argent (c. 3.2). Pour ce faire, il était nécessaire de démontrer à satisfaction de droit que les divers montants dont le MPC avait ordonné la confiscation en 2018 pouvaient être mis en relation avec le blanchiment de l'argent provenant de la corruption de Gulnara Karimova, blanchiment pour lequel A. est condamné.
Dans cette optique, l'établissement des faits constitutifs du crime préalable au blanchiment d'argent (c. 4.2.3) et des faits concernant les actes de corruption à l'origine des fonds séquestrés appartenant à Takilant Ltd. était au centre de la décision.
II. Commentaire
1. L'établissement des faits
Rappelons brièvement les principes qui régissent l'établissement des faits. Le code octroie cette tâche aux autorités pénales citées par les art. 12 s. CPP[7]. Il s'agit de la police, du ministère public, des autorités pénales compétentes en matière de contraventions et des tribunaux. Les articles qui suivent précisent leurs rôles respectifs. Lors de l'établissement des faits, les autorités pénales doivent bien évidemment respecter les principes régissant la procédure pénale issus de l'art. 6 CEDH[8], à savoir les art. 3 ss CPP et l' art. 113 al. 1 CPP: le droit à un procès équitable, le droit de se défendre, la présomption d'innocence, le droit d'être entendu et le droit du prévenu de ne pas collaborer.
En cas d'établissement insuffisant des faits, l'instance de recours dispose d'alternatives à la cassation immédiate et au renvoi. Elle a en effet la possibilité de charger le ministère public d'administrer les preuves qui ne peuvent être différées (conformément à l'art. 388 let. a CPP) ou d'administrer elle-même les preuves nécessaires sur demande ou d'office[9]. Dans la pratique de la criminalité économique, la négociation entre le prévenu et l'autorité est courante dans le cadre de la procédure de l'ordonnance pénale et de la procédure simplifiée (cf. c. 4.1)[10].
En revanche, lorsque l'établissement des faits nécessite des informations et des moyens de preuve qui se trouvent à l'étranger, ces éléments doivent être obtenus par le biais de l'entraide judiciaire internationale, à la demande de l'État qui enquête, notamment s'il s'agit de la notification des documents (art. 63 al. 2 let. a EIMP[11]), de la recherche de moyens de preuve (art. 63 al. 2 let. b EIMP), de la remise de dossiers et de documents (art. 63 al. 2 let. c EIMP) ou de la remise d'objets ou de valeurs en vue d'une confiscation ou d'une restitution à l'ayant droit (art. 63 al. 2 let. d EIMP)[12]. Il est toutefois courant, dans les cas de corruption transnationale et de blanchiment d'argent qui implique plusieurs États, que ni les autorités, ni le prévenu ne soient en mesure d'accéder aux informations et aux moyens de preuve pertinents pour l'établissement des faits à l'étranger. En effet, certains pays, dont la Suisse et la France, ont créé des lois dites « de blocage » pour empêcher une telle collaboration transnationale[13]. S'y ajoute la possibilité d'établir les faits dans le cadre des enquêtes communes (ECE). Cet instrument, prévu par plusieurs accords internationaux multilatéraux ou bilatéraux et, depuis 2021, par la Loi sur entraide internationale en matière pénale (art. 80dter EIMP)[14], permet aux autorités de deux ou plusieurs États d'enquêter ensemble sur des faits connexes.
Finalement, notons encore que lorsqu'une procédure pénale a pris fin à l'étranger, il se pose la question de savoir dans quelle mesure l'autorité suisse pourra se baser sur les éléments et les appréciations juridiques ressortant de la décision étrangère. Selon la doctrine et la jurisprudence suisse (cf. ci-après 4. concernant spécifiquement les accords), les autorités suisses doivent s'enquérir dans cette constellation des conditions dans lesquelles la décision étrangère a été rendue : elles ont l'obligation de s'assurer que la procédure conduite dans l'état tiers garantisse un procès équitable en vertu de l'art. 6 CEDH - une évaluation qui sera régie par le principe de la bonne foi, qui laisse aux autorités la possibilité de présumer que l'État étranger a respecté les engagements découlant du droit international des droits de l'homme, sous réserve des indications des défauts[15]. La doctrine précise toutefois que s'agissant de la question des preuves et de leur récolte, administration et exploitabilité[16], les autorités suisses exercent leur compétence de juridiction et que la décision relative à la validité et à la possibilité d'exploiter un élément de preuve est régie par le droit suisse[17].
Les explications qui suivent ont pour but de compléter ces réflexions telles qu'elles ont été établies par la doctrine et la jurisprudence, en soulignant des aspects liés spécifiquement aux accords qui ont été négligés jusqu'à présent.
2. La communication transnationale des faits
L'arrêt en cause se prête en effet comme exemple pour démontrer une pratique qui s'est développée en ce qui concerne l'établissement des faits, notamment dans les affaires de corruption transnationale et du blanchiment d'argent qui y est lié. En effet, l'une des caractéristiques de ces affaires est qu'il y a une série de procédures menées en parallèle dans plusieurs pays qui aboutissent souvent à des transactions pénales judiciaires (ci-après : les accords). Dès lors, plusieurs États peuvent avoir la compétence d'ouvrir une enquête pénale : il y a du moins l'État de l'agent public corrompu et l'État dans lequel siège l'entreprise. D'autres États sont impliqués (en raison de la présence d'hommes de paille sur leur territoire ou parce que les banques y ont leurs sièges par exemple), car la dissimulation de l'existence de paiements corruptifs présuppose la construction de systèmes de versement complexes.
Dans le cas d'espèce, la manière d'établir des faits a ainsi fait l'objet d'une série d'interventions des parties (A.1-A.67 concernant la procédure et c. 2.2-2.5.2 concernant les questions préjudicielles). Les parties ont notamment demandé que la Cour prenne en considération plusieurs preuves (A.38, A.40, A.51, A.55, A.62). Le MPC a requis le versement de nouvelles pièces au dossier de la cause, il a joint un inventaire des pièces ainsi que la version électronique du dossier de la procédure de l'ordonnance pénale dans laquelle la question de la position d'agent public de Gulnara Karimova a déjà fait l'objet de l'enquête (A.38). Les représentants de la B-Ltd se sont opposés à cette mise à jour du dossier de l'ordonnance pénale par le MPC, mais ont à leur tour demandé la production de 17 pièces à la procédure (A.40). N'ayant certes pas eu accès au dossier, nous nous devons d'être prudents dans notre évaluation. Il nous semble toutefois étonnant que la Cour - vu son manque de démarches pour établir les faits pertinents - ait rejeté les preuves proposées par les parties (A.41 et A.53). Elle a cependant inclus à la procédure en question une ordonnance pénale (rendue à l'encontre de F.) ainsi que des documents transmis par les autorités françaises (procès-verbaux des auditions) et les deux jugements suédois.
En effet, plusieurs actes de procédure intervenus à l'étranger jouent un rôle important dans cette affaire : des procédures pénales ont été ouvertes non seulement en Suisse, mais aussi en Ouzbékistan, en France, aux Pays-Bas, en Suède et aux États-Unis ; plusieurs personnes appartenant à l'entourage de Gulnara Karimova ont été poursuivies et condamnées ; trois employés de l'entreprise Telia ont été accusés en Suède pour corruption et acquittés en première (2019) et en deuxième (2021) instance[18]. Des procédures pénales ont également été menées contre Gulnara Karimova (en France la procédure s'est clôturée en 2019 par une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité rendue pour blanchiment en bande organisée de corruption d'agent public étranger [c. 4.2.3.2.2][19] et aux États-Unis pour blanchiment d'argent et corruption en 2017[20]) ou sont toujours en cours (en Suisse). De plus, des procédures pénales ont été ouvertes contre la société Takilant Ltd. pour complicité à la corruption et au blanchiment, contre les sociétés VimpelCom (basée à Amsterdam), Telia (basée à Stockholm) et Mobile TeleSystems PJSC (basée à Moscou), auxquelles il était reproché d'avoir versé des centaines de millions de dollars de paiements corruptifs à Karimova pendant plusieurs années[21]. Les procédures précitées et celles ouvertes contre d'autres entreprises ont abouti à des accords, aux États-Unis en 2016, 2017 et 2019 et aux Pays-Bas en 2016[22].
L'accord s'est établi dans une série d'États comme étant l'instrument de droit pénal préféré[23]. Il est notamment devenu un outil hautement apprécié en vue de l'établissement des faits. La décision de la CAP en question permet de mettre en lumière la manière dont les faits qui sont intégrés dans les accords émanant des transactions pénales sont transplantés dans d'autres procédures pénales. Si au tournant du 20e siècle la doctrine internationale a pu constater l'évolution d'une communication trans-judiciaire, d'une influence trans-juridique, d'une transplantation judiciaire ainsi que la création d'une communauté transnationale des juges[24], il n'est pas exagéré d'affirmer qu'il existe aujourd'hui une communauté transnationale de procureur-e-s qui fait suite à l'évolution des transactions pénales dans plusieurs pays en sus des pionniers, les États-Unis[25].
Il convient de noter que les exposés des faits tels qu'ils figurent dans les accords sont une sorte de moyen de communication entre les autorités pénales, qui est en plein développement grâce à la pratique de certaines autorités pénales consistant à publier les accords conclus avec les entreprises, notamment sur leur site internet (tel est le cas, par exemple, duParquet National Financier en France, duDepartment of Justice des États-Unis ou du Serious Fraud Office au Royaume-Uni). L'avantage d'une telle transparence sur le contenu des accords est que les informations sont accessibles à tous, y compris aux autorités de poursuite pénale, raison pour laquelle la Cour les dispense de l'obligation de passer par la voie de l'entraide. Il suffit, comme l'indique la Cour, « de taper dans la barre de recherche ‹ Google › les termes ‹ DPA FF. ›, par exemple, afin de trouver, comme première occurrence, le DPA en question, non caviardé. Ces DPA's sont accessibles sur le site Internet du DoJ, qui bénéficie sans nul doute d'une empreinte officielle […] » (c. 4.2.3.3.3)[26].
3. La transplantation transnationale des faits
Dans le but d'établir les faits pertinents relatifs à l'existence d'une infraction préalable au blanchiment d'argent, la Cour a intégré dans l'affaire en cause les faits de sources suivantes :
Une première source a été une Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (ci-après : CRPC) rendue par les autorités françaises pour blanchiment en bande organisée de corruption d'agent public étranger (c. 4.2.3.2.2). Cet accord a été obtenu par la voie de l'entraide entre le MPC et les autorités françaises (c. 4.2.3.2.1). La Cour conclut, à la fin de la transposition du contenu de l'accord « […] [qu']il est établi qu'E. avait la qualité d'agent public de fait en Z. et qu'elle avait mis en place un système de corruption généralisé, notamment dans le domaine des télécoms. […] Les faits se recoupent avec ceux reprochés en Suisse, de sorte que la Cour considère que la CRPC bénéficie d'une valeur probante élevée » (c. 4.2.3.2.3).
Une deuxième source utilisée pour arrêter les faits pertinents sont les « Deferred Prosecution Agreement » (ci-après : DPA) (c. 4.2.3.3.2). La Cour cite, en traduction libre sur plusieurs pages, les schémas corruptifs tels qu'ils sont établis dans les DPA's (c. 4.2.3.3.4), pour ensuite conclure : « A teneur du contenu des différents DPA's susmentionnés, il est aisé d'arriver à la conclusion qu'E., en tant que fonctionnaire étranger, a contraint des sociétés à payer des pots-de-vin afin d'obtenir des contrats ou marchés en Z., thèse défendue par le MPC dans son ordonnance pénale (ordonnance pénale, p. 25) ». Dans l'examen des différents moyens de preuve remis, la Cour considère que ces DPA's jouissent, eux aussi, d'une valeur probante élevée. Partant, la Cour en déduit qu'il peut être reproché à E., en tant qu'agent public, des actes de corruption, qui s'inscrivent dans le contexte du crime préalable examiné (c. 4.2.3.3.5).
La troisième source utilisée se distingue des autres sources, mais leur point commun est que les faits qu'elles englobent n'ont pas été instruits par le Ministère public en charge de l'enquête. En effet, leur établissement n'est pas l'œuvre d'une autorité publique en charge de poursuivre les infractions pénales, mais d'une société privée qui a été mandatée par l'entreprise mise en cause dans d'autres procédures pour avoir payé des pots-de-vin. Ce rapport interne - déposé d'ailleurs comme moyen de preuve par Takilant Ltd. - est qualifié par la Cour comme étant un rapport d'enquête « interne indépendante » (c. 4.2.3.8). Or, la Cour n'explique pas selon quelles évaluations et quels critères elle a pu parvenir à cette qualification. De toute manière, la Cour s'y réfère pour établir les faits en reproduisant en traduction libre directement quelques passages du rapport et indique ensuite qu'elle retient que ce rapport mentionne explicitement l'influence de fait exercée par Gulnara Karimova (c. 4.2.3.8.3).
4. Quid de l'admissibilité et de la valeur probante des faits transplantés ?
Cette manière de faire suscite des préoccupations quant à l'admissibilité et à la valeur probante des faits intégrés aux accords. La problématique concerne notamment le respect du droit d'être entendu lorsque les faits sont réutilisés à l'encontre des personnes qui n'ont pas pu participer à la procédure qui a mené à l'accord[27]. Les préoccupations portent également sur les modalités de l'établissement des faits transplantés, car il est produit de manière coopérative, négociée et sans un contrôle judiciaire très élevé. Les entreprises ont peut-être reconnu à tort, le cas échéant, des faits incriminants, dans l'unique but de satisfaire l'attente de l'autorité pénale concernant la coopération et de pouvoir ainsi échapper aux effets négatifs d'une procédure pénale ordinaire. Il n'est pas non plus exclu que l'entreprise accepte une certaine qualification juridique bien que celle-ci ne soit pas établie à satisfaction de droit. L'incertitude à ce sujet est encore accrue par le fait que des clauses dites muselières sont intégrées dans les accords, par exemple dans ceux des États-Unis ainsi que dans ceux du Royaume-Uni. Elles sont destinées à empêcher que la crédibilité de l'accord soit amenuie ultérieurement. En acceptant cette clause, l'entreprise ou ses représentants et toute autre entité liée s'engagent à s'abstenir de toute déclaration publique qui contredirait le contenu négocié, même dans le cadre d'autres procédures.
Selon la Cour ce souci serait sans fondement, car les DPA's sont des procédés admis et reconnus dans des États de droit, et rien ne permet de douter du fait que les trois DPA's ont été conclus dans le respect de la législation nationale (c. 4.2.3.3.3). De plus, la Cour renvoie à la jurisprudence fédérale et la jurisprudence de la CourEDH en matière de « plea agreement » et de « témoin de la couronne » (décision du Tribunal fédéral 6B_360/2008 du 12 novembre 2008 c. 3.1 ; ATF 117 Ia 401 c. 1c ; décision du Tribunal fédéral 6B_1269/2016 du 21 aout 2017, c. 3.4 ; arrêt de la CourEDH 9043/05 du 29 avril 2014 (Natsvlishvili et Togonidze c. Géorgie), § 91 ; arrêt de la CourEDH 17265/90 du 21 octobre 1993 (Baragiola Alvaro c. Suisse) pour confirmer la jurisprudence selon laquelle rien ne s'oppose à prendre en considération les dépositions émanant d'auteurs d'infractions ayant reconnu leurs crimes et s'étant engagés à collaborer - moyennant l'octroi de certains avantages ou privilèges - pour établir les faits concernant d'autres auteurs (c. 4.2.3.2.1).
a) Le contrôle judiciaire
Selon les avocats de Takilant Ltd., en revanche, c'est notamment l'insuffisance de ce contrôle judiciaire qui devrait conduire à exclure la prise en considération des faits contenus dans les accords américains[28]. En effet, dans la plupart des DPA's, le contrôle judiciaire n'est pas inexistant, mais il se révèle toutefois nettement restreint[29]. Dans le contexte de la pratique helvétique, ce souci d'un contrôle judiciaire inférieur a été pris au sérieux par le Conseil fédéral lorsqu'il a renoncé à introduire un mécanisme de mise en accusation différée similaire aux DPA's[30]. Cette approche nous semble cohérente avec celle datant de l'époque de l'introduction de la procédure simplifiée : « le tribunal est tenu de vérifier si le dossier contient des éléments suffisants pour établir l'existence des infractions mentionnées dans l'acte d'accusation »[31]. Or, bien que la procédure simplifiée ait été conçue pour les affaires de criminalité économique[32], elle n'est pas le mécanisme le plus utilisé dans le cadre de ces affaires[33]. C'est l'ordonnance pénale qui prime, voire qui constitue même la seule option retenue lorsque la procédure est dirigée contre une entreprise. Bien que l'ordonnance pénale n'ait clairement pas été conçue comme un instrument de négociation, mais comme une offre de l'État non sujette à négociation[34], elle est devenue l'instrument le plus appliqué dans la pratique - et ceci, justement en raison de l'absence de contrôle judiciaire[35]. Ainsi, bien que nous estimions l'argument en tant que tel pertinent, il sied de souligner que le contrôle judiciaire des ordonnances pénales est encore bien plus faible que celui des DPA's. La valeur probante des ordonnances pénales entrées en force serait donc nulle si on suivait cette logique.
b) La délégation de l'établissement des faits : un problème passé inaperçu
Dans l'arrêt en cause, une autre question n'a été évoquée ni par les parties, ni par les autorités judiciaires : l'« établissement des faits », nous l'avons déjà mentionné, est le résultat d'une négociation confidentielle entre l'entreprise et l'autorité de poursuite, une négociation qui englobe notamment aussi la narration des faits tels qu'ils sont présentés dans l'accord. En effet, le point commun à toute transaction pénale est que deux parties avec des intérêts divergents construisent en commun une vérité - ou plutôt une version de la vérité publiée - qui ne révèle pas tout : les entreprises tiennent à ce que certains points et détails ne soient pas rendus publics dans les accords. Cela peut donner lieu à une négociation méticuleuse, dans laquelle la maitrise de la narration est l'intérêt premier des deux parties. L'établissement des faits est encore plus particulier lorsqu'il est fondé sur un rapport interne. Il est hautement vraisemblable qu'il soit recouru à cette pratique en matière de corruption transnationale des entreprises. Le plus souvent, c'est bien en amont de la saisie de l'autorité pénale que l'entreprise a des soupçons et constate ainsi le risque qu'une enquête pénale soit ouverte. Il est également possible que l'enquête soit conduite de manière conjointe avec l'autorité ; dans ce cas, les conditions de réalisation de l'enquête seront négociées entre l'autorité et l'entreprise, qui proposera une méthodologie et un périmètre d'investigation à l'autorité[36].
Certes, la Cour constate une valeur probante relativement faible car « ce document ne peut pas avoir la même valeur probante qu'un jugement ou une décision rendue par une autorité » (c. 4.2.3.8.1), mais elle ne s'est pas penchée sur la question de savoir s'il peut s'agir d'un moyen de preuve en tant que tel, ou sur la manière dont le rapport a été transposé dans la procédure pénale, ou encore sur les critères de qualité applicables pour évaluer son contenu d'un point de vue juridique[37]. La littérature aborde les enquêtes internes sous l'optique du droit du travail[38], du secret de l'avocat[39] et, en général, dans l'esprit d'en analyser le déroulement[40]. L'aspect pénal n'a été évoqué que concernant les modalités de conduite d'interview des employé-e-s[41], notamment à propos des informations à donner préalablement.
À l'heure actuelle, il n'existe pas, à notre connaissance, de directives internes au sein des autorités pénales, ou de règles développées par la jurisprudence, ni même de critères proposés par la doctrine concernant le traitement des faits établis dans le cadre d'une telle enquête interne. La manière de gérer l'intégration des faits ainsi établis dans la procédure pénale demeure dès lors une question de choix de la personne menant l'enquête. Son appréciation tiendra fort probablement compte de l'échéance de la prescription et des ressources à disposition.
Or, qu'elle soit menée de manière autonome ou dans le cadre d'une concertation, une enquête interne aboutit dans la plupart des cas à l'établissement d'un rapport, qui ne représente pas seulement un apport auxiliaire à l'enquête dirigée par les autorités pénales, mais qui constitue une véritable délégation de l'instruction. Déléguer ainsi une partie de l'enquête est un soulagement pour le procureur, qui peut se limiter à en rendre les résultats vraisemblables en confrontant, par ex., les témoins, les personnes appelées à donner des renseignements ou les prévenu-e-s ou à corroborer le contenu avec d'autres moyens de preuve[42]. C'est du jamais-vu en matière de procédure pénale. Nous constatons que ni la littérature ni la pratique n'ont prêté attention au fait que cette délégation relative à l'établissement des faits dépasse le degré d'un appui auxiliaire et menace dès lors la décision législative et démocratique d'attribuer l'instruction des dossiers aux autorités pénales[43]. En effet, attribuer en priorité aux entreprises prévenues ou à des tiers la tâche d'établir les faits entraîne le risque que la compétence de construire la prémisse mineure du syllogisme judiciaire - l'identification des faits pertinents au regard du droit matériel - soit déléguée de manière incorrecte aux personnes privées, voire même aux prévenus. Un rapport d'enquête ne se limite pas au pur constat qu'il existe des contrats entre une entreprise et certaines personnes, des courriels électroniques entre ces personnes et un agent public, une myriade de transactions bancaires, etc. Il s'agit d'interpréter ces faits au regard du droit matériel et ainsi d'attribuer des rôles et des fonctions, sinon le rapport serait incompréhensible, voire inutile. Le rapport cité par la Cour dans l'affaire en cause est un bon exemple de ce travail d'interprétation, car l'objectif du rapport a été d'évaluer la culpabilité : « Does GG.'s investment in a 3G licence, together with frequencies and number series, in Z. in 2007 and afterwards entail that representatives of GG. are guilty of corruption-related crimes or money laundering? » (c. 4.2.3.8.1). Or, une telle interprétation est réservée aux autorités pénales ayant la compétence de juger une affaire[44], à savoir le MP dans les procédures d'ordonnance pénale et les juges dans les autres procédures[45]. Si un tiers devait obtenir cette compétence lors d'une procédure pénale, par ex. parce que ce tiers a des connaissances spécifiques dont la Cour a besoin, le CPP prescrit que ce tiers nécessite un statut spécial : celui d'expert selon les art. 182 ss CPP et le rapport aura ainsi une valeur de témoignage expert sous réserve du respect des conditions légales. L'alternative envisageable est de lui accorder une valeur de témoignage produit par une partie[46].
Il peut dès lors s'agir de déterminer, par exemple, si les contrats mentionnés contiennent des commissions ou des frais conséquents qui s'éloignent largement de toute compensation raisonnable pour des services similaires, d'attribuer le rôle d'hommes de paille à certaines personnes, d'interpréter des phrases potentiellement cryptées qui contiennent les courriels électroniques entre les hommes de paille et un agent public. C'est ainsi qu'un état de fait avec ou sans signification juridique au regard d'un système normatif est construit de manière dialectique[47]. Ce n'est que lorsque ce travail difficile - et décisif - est effectué que peut commencer le syllogisme[48] .
5. La transplantation des faits exercée dans le cas d'espèce : la critique implicite de la Cour des plaintes
En raison de la sensibilité dont a fait preuve la Cour au sujet de la transplantation des faits, nous focalisons notre analyse sur la décision dans laquelle l'établissement du crime préalable au blanchiment (les actes corruptifs de Gulnara Karimova) est remis en question au motif que la qualification d'agent public étranger (de fait) est niée[49].
La critique des juges se concentre notamment sur deux éléments constitutifs de l'infraction de corruption d'agents publics étrangers ; in casu, la notion d'agent public (de fait) et sa contreprestation (c. 2.2)[50]. La question centrale soulevée par les avocats de Takilant Ltd. et qui est abordée par les juges est celle de savoir si le statut d'agent public étranger de Gulnara Karimova peut être considéré comme établi sur la base des éléments de faits. Or, la CAP a longuement traité cette question, mais elle y a répondu en se référant exclusivement aux accords étrangers. Selon la Cour des plaintes, la reproduction des constats faits par d'autres autorités pénales sur le rôle d'agent public de Gulnara Karimova, ne remplace pas le propre travail de l'autorité pénale, laquelle doit établir les faits et administrer les moyens de preuve pertinents. Dans le cas d'espèce, « […] ils [les jugements et prononcés étrangers] se limitent à dire que C. avait le statut d'agent public de fait, était un ‹ membre du gouvernement › ou un ‹ fonctionnaire ›, sans expliquer pourquoi ». Ainsi, « [d]es éléments de faits quant à l'exercice d'un rôle étatique concret en matière de télécommunications font défaut. » (c. 2.7.1 in fine). L'affaire est donc renvoyée à la CAP pour une nouvelle décision.
Nous réitérons que - n'ayant pas eu accès aux dossiers - nous ne sommes pas en mesure de déterminer si la CAP aurait pu se baser sur d'autres éléments pertinents au lieu de reproduire le contenu des décisions étrangères. La suite de la procédure fera certainement la lumière sur cette question. En tous les cas, la réticence de la Cour des plaintes à retenir une qualification juridique sur la base des décisions étrangères dans le cas en espèce ne permet pas d'exclure qu'une telle transplantation des faits soit admise si ces décisions reposent sur un établissement des faits pertinents et une administration des preuves lege artis.
III. Conclusion
La récente décision du TPF nous a permis de mettre en lumière la manière dont les faits qui sont intégrés dans les accords issus de transactions pénales sont transplantés dans d'autres procédures pénales. Il nous semble parfaitement justifié que les autorités pénales puissent recourir aux résultats du travail d'enquête et aux conclusions de leurs homologues. Ceci permet de réduire grandement le poids que représente la tâche d'établir les faits, d'une part, et de combiner et renforcer les actions des autorités pénales, d'autre part.
Nous avons tenté de mettre en lumière la complexité d'un établissement des faits non seulement transnational, mais également concerté et consensuel. Pour ce faire, nous avons concentré l'analyse sur la problématique des rapports d'enquête interne et de la négociation de la version publiée des faits lors des transactions pénales en général. Il en résulte qu'une délégation pure et simple de la tâche d'enquêter les faits par les autorités pénales est inadmissible si on tient compte du fait qu'un état de fait pertinent pour une procédure pénale n'existe pas en tant que tel et qu'il doit être interprété et construit au regard du droit matériel. Il se pose dès lors la question de savoir si la démarche des procureur-e-s ou des juges lors d'un contrôle judiciaire consistant à corroborer et rendre plausibles, dans un second temps, quelques aspects d'un rapport interne peut suffire pour pallier le risque d'une vérité compromise. Quant au contrôle judiciaire des transactions pénales - bien que très réduit en général - nous avons constaté que ce défaut est bien plus présent dans le cadre de la procédure de l'ordonnance pénale.
Or, nous avons tenté de mettre en avant que la vérité dans un procès pénal résulte toujours d'une construction, qui ne peut se produire qu'au cours d'une procédure menée selon le droit procédural et au regard du droit matériel[51]. Si la CAP a été attentive à ce dernier point, à ce lien avec le droit, notamment en évaluant la valeur probante d'un jugement suédois en tenant compte du point de référence du droit matériel (c. 4.2.3.5.2), elle n'a pas soulevé les arguments concernant les questions de base en se contentant de constater qu'il s'agit, dans le cas d'espèce, de procédures pénales conformes à la législation des États de droit.
L'analyse menée permet de constater que la transposition transnationale des faits établis lors des procédures de transactions pénales est pratique et utile, mais qu'elle constitue également un mécanisme complexe qui mérite plus d'attention de la part de la pratique et de la doctrine.