Une collection d'œuvres d'art qui soulève de nombreuses questions

Réflexions sur la collection Gurlitt

Antoinette Maget Dominicé

La découverte de la collection Gurlitt, collection d'œuvres d'art dont l'existence a été portée à la connaissance du grand public en novembre 2013 et dont la constitution doit beaucoup à des activités commerciales développées durant la période du national-socialisme, a suscité de nombreuses interrogations. Son futur, conditionné par la libéralité à laquelle est confronté le Musée des Beaux-Arts de Berne, est grevé de tout autant de questions, tant juridiques qu'éthiques. Le débat sur les recherches en matière de provenance des œuvres et objets d'art est rouvert.

Proposition de citation: Antoinette Maget Dominicé, Une collection d'œuvres d'art qui soulève de nombreuses questions, in: sui-generis 2014, p. 46

URL: sui-generis.ch/4

DOI: https://doi.org/10.21257/sg.4


I. L'affaire Gurlitt, bref historique

A l'automne 2013, le grand public apprenait avec surprise l'existence, en Bavière, d'une procédure fiscale impliquant un vieil homme détenteur d'une incroyable collection d'œuvres d'art. Passé le temps de l'étonnement qui entoura la nouvelle révélée par le magazine allemand Focus[1], vint celui du questionnement sur le choix fait par le parquet d'Augsbourg de garder cette affaire secrète. Cette position s'explique lorsque l'on considère le simple cas de la procédure fiscale, mais elle devient plus épineuse lorsque l'on prend en compte le fait que la collection a été constituée par l'un des plus grands marchands d'art de l'Allemagne du milieu du 20e siècle.

Cette collection a en effet été constituée par Hildebrand Gurlitt, historien et marchand d'art durant les sombres années du national-socialisme en Allemagne. Composée essentiellement d'œuvres d'art moderne, la collection Gurlitt a été enrichie pour certaines œuvres lors des actions visant l'art dégénéré et pour d'autres lors des spoliations de propriétaires privés. Un groupe d'œuvres n'a néanmoins aucun lien avec ce contexte. A la fin de la guerre, une partie de la collection est confisquée par les Alliés, Gurlitt est entendu par les Monuments Men, certaines œuvres lui sont soustraites tandis que d'autres lui sont rendues[2]. Hildebrand Gurlitt poursuit ensuite ses activités durant quelques années en tant que conservateur pour le Kunstverein à Düsseldorf. A sa mort en 1956, son fils Cornelius Gurlitt hérite de la collection et la conserve, dans un certain anonymat, dans son appartement de Munich. Quelques œuvres apparaissent néanmoins sur le marché, transactions qui font parfois l'objet d'accords entre le vendeur et des héritiers présumés[3].

Placé au centre d'une enquête fiscale initiée par un contrôle douanier à bord d'un train reliant Zurich à Munich le 22 septembre 2010, Cornelius Gurlitt voit sa collection saisie par les autorités bavaroises en février 2012 à la suite d'un mandat de perquisition délivré par le ministère public le 23 septembre 2011. Puis presque deux ans s'écoulent jusqu'à ce que la nouvelle de la saisie des quelques 1280 œuvres d'art soit rendue publique et que débute une nouvelle phase de cette affaire. Puis, alors que l'affaire éclate au grand jour, l'unique historienne d'art mandatée par le parquet augsbourgeois est rejointe en novembre 2013 par une «task force» établie en collaboration par le ministère de la culture bavarois, le ministère fédéral des finances et le délégué du gouvernement fédéral à la culture et aux médias. L'organisme de coordination de Magdebourg, service central du gouvernement fédéral et des Länder de recensement des biens culturels et de gestion des biens culturels perdus, est chargé de publier sur son site internet les œuvres sur lesquelles pèsent un soupçon de spoliation. En décembre 2013, le tribunal administratif de Munich place temporairement Cornelius Gurlitt sous curatelle. Le collectionneur et son curateur s'adjoignent dès le début de l'année 2014 le conseil d'avocats et de porte-paroles spécialisés.

Les premiers mois de l'année 2014 - qui sont également les derniers mois de vie de Cornelius Gurlitt - voient s'enchaîner les événements. Outre les actions tant pénales qu'administratives initiées par les conseils du collectionneur, et visant à interroger les pratiques du parquet et du tribunal administratif d'Augsbourg, d'autres biens appartenant à C. Gurlitt sont saisis dans sa propriété de Salzbourg.

Enfin, alors que les différentes procédures suivent leur cours et que la presse mondiale continue de couvrir cette affaire de manière plus ou moins mesurée, les parties parviennent à un accord, signé le 7 avril 2014. Par cet accord, l'Etat libre de Bavière, la République fédérale d'Allemagne et Cornelius Gurlitt s'engagent, pour les premiers, à poursuivre les recherches concernant la provenance des œuvres et, pour le dernier, à se plier de manière volontaire aux principes de Washington[4]. C'est dans ce cadre que lui sont également rendues les œuvres blanchies de tout soupçon sur leur acquisition et leur provenance.

En mai 2014, le parquet cesse toute poursuite contre Cornelius Gurlitt. Celui-ci est décédé le 6 mai, emportant dans sa tombe de précieuses informations sur sa collection mais réservant encore de nouvelles surprises. L'ouverture de son testament quelques jours plus tard révèle en effet qu'il cède l'ensemble de ses biens au Musée des Beaux-Arts de Berne.

II. Constellation de problématiques

Les problématiques liées à la libéralité accordée par le collectionneur à l'institution publique bernoise sont multiples et reflètent la complexité de questions liées à la découverte, au traitement et à l'avenir de la collection Gurlitt.

Ainsi l'histoire passée et future de cette collection représente - en dehors de toute considération politique, bien que cela soit dans le cas présent difficile à évacuer - un «cas d'école» en matière de droit de l'art. Et un cas ardu pour les personnes en prise directe avec les problématiques liées à cette succession. Ce ne sont pas seulement des questions de provenance et de circulation, mais aussi des considérations fiscales et économiques qui entourent la libéralité accordée au Musée des Beaux-Arts de Berne. Aux fins de clarifier ces nombreux points durant le temps imparti[5], l'institution a mandaté un expert externe et avance avec retenue sur ce dossier[6].

Quant à la présentation des problématiques et à la réflexion sur leurs éventuelles résolutions proposées dans cet article, elles ne s'appuient que sur les informations disponibles pour le grand public, par le biais de la presse. Elles ne reflètent donc que la tentative de l'auteur de démontrer la complexité de cet héritage et la multiplicité de questions soulevées.

1. Provenance des œuvres d'art

La question de la provenance de la collection occupe le devant de la scène. Cela s'explique sans peine au vu du contexte historique dans lequel ces œuvres ont été acquises et de leur traitement au sortir de la seconde guerre mondiale. En juillet 2014, des 1280 œuvres se trouvant en Allemagne, 310 étaient considérées comme étant vierges de tout soupçon, 380 appartiendraient au groupe des œuvres d'art dit «dégénéré» et 590 auraient été acquises à la suite de spoliations. Les œuvres encore conservées en Autriche ne feraient actuellement pas partie des œuvres dont la provenance est traitée par la «task force», comme cela peut être déduit des sources disponibles[7].

Par ailleurs, il convient ici de souligner que l'accord conclu en avril 2014 entre l'Etat libre de Bavière, la République fédérale d'Allemagne et Cornelius Gurlitt engage également ses héritiers.

a. Les œuvres d'art dégénéré

L'un des ensembles d'œuvres potentiellement concernées par des demandes en retour est celui des œuvres d'art dit «dégénéré». Sous ce qualificatif, le régime national-socialiste comprenait toute expression d'art moderne ne respectant pas la vision de l'art telle que conçue par le régime national-socialiste et exposé dans une collection accessible au public, celui-ci risquant de se dévier de l'idéal défendu par le Troisième Reich. Tombaient entre autre sous cette définition toute la production expressionniste de l'époque. Le gouvernement national-socialiste souhaitait purifier l'art et le fit sans considération de l'origine de l'artiste, de ses penchants politiques ou de sa religion[8].

La volonté du régime d'éliminer ces œuvres est «légitimée» en 1937, par un décret du ministère pour l'instruction du peuple et la propagande. Plus de 5000 œuvres de peinture et quelques 12000 œuvres d'arts graphiques furent alors saisis dans les musées allemands[9], saisies qui furent consolidées a posteriori par une loi sur la saisie des œuvres d'art dégénéré[10]. Une partie des œuvres fut exposée à Munich en 1937[11], beaucoup furent détruites et d'autres proposées sur le marché international. Les propriétaires lésés, qu'ils soient privés[12] ou publics, ne reçurent aucun dédommagement.

Bien que fort peu d'œuvres d'art dit «dégénéré» aient été rendues à leurs propriétaires d'avant-guerre à la fin du conflit, aucun mouvement d'ampleur de la part des musées allemands ne s'est depuis manifesté. La constitutionnalité de la loi de 1938 a pourtant été remise en question et fait toujours l'objet de débats. Ceux-ci se tiennent néanmoins en dehors des tribunaux[13], et l'on ne connaît encore aucune décision qui prendrait clairement position sur cette question[14]. L'opinion généralement répandue parmi les juristes[15] reconnaît l'anti-constitutionnalité de la loi de 1938, celle-ci heurtant notamment les principes de garantie de la propriété[16] et de liberté de l'art[17] contenues dans la Constitution de Weimar.

Enfin, la spoliation d'un propriétaire public ne suscite pas le même sentiment d'exigence de réparation que celle du propriétaire privé, une tendance que l'on retrouve dans les lois de compensation à la sortie de la seconde guerre mondiale[18].

Néanmoins, dans le courant de l'affaire Gurlitt, on voit se dessiner une tendance nouvelle qui, s'appuyant sur la non-constitutionnalité de la loi de 1938, laisse à penser que certaines œuvres pourraient être rendues à leurs précédents propriétaires. C'est ainsi que l'on lit dans la presse que plusieurs musées allemands auraient approché le procureur d'Augsbourg dans ce but[19].

b. Les œuvres d'art spoliées

Les œuvres ayant été acquises dans le contexte de spoliation sont concernées par d'autres problématiques que celles liées à l'art «dégénéré». Elles ont en effet été soustraites à leurs propriétaires privés, par diverses mesures allant de la confiscation pure et simple à la vente forcée ou contrainte, à des prix souvent fixés en-dessous de leur valeur. A la sortie de la seconde guerre mondiale, plusieurs mesures furent prises par les Alliés pour tenter de rendre ces objets. Ces mesures furent tant pratiques, par l'établissement des collecting points sur le territoire allemand, que législatifs, par la promulgation de lois de restitution. Néanmoins, de nombreuses œuvres ne purent être rendues, parce que les propriétaires n'étaient pas identifiables, ou parce qu'ils n'étaient pas localisables, ou encore parce que les œuvres étaient introuvables. A cela s'ajoute l'expiration des délais de prescription, les lois spéciales entrées en vigueur après la guerre ayant toutes été abrogées relativement rapidement ou ayant dès leur promulgation un délai d'application déterminé.

C'est dans ce contexte que furent adoptés en 1998 les principes de la Conférence de Washington applicables aux œuvres d'art confisquées par les nazis[20]. Bien que dénué de force obligatoire, ces principes n'étant que des recommandations exemptes de tout caractère contraignant, ce document s'est toutefois imposé dans la pratique muséale et a contribué au développement d'une nouvelle pratique en matière de restitution d'œuvres d'art spoliées. Réaffirmés lors de deux conférences en 2000 et 2009, les principes de Washington n'ont pas perdu de leur pertinence. L'élément central est la recherche de solutions justes et équitables pour la résolution de litiges, un autre des buts poursuivis étant l'encouragement des recherches sur la provenance des objets. Ces principes ne s'adressent toutefois ad initio qu'aux institutions publiques. Ils ont néanmoins permis de développer un environnement plus propice aux demandes en restitution, par l'affirmation de principes éthiques.

Par le transfert des engagements prévus dans l'accord du 7 avril 2014, le Musée des Beaux-Arts de Berne se trouve obligé de se plier aux principes de Washington. Si cela ne constitue pas une nouveauté en soi, la Suisse ayant ratifié ces principes adoptés le 3 décembre 1998, cela constitue un élément nouveau pour la politique suisse en matière de restitution. Ce transfert pourrait en effet soulever de nouvelles questions en ce qui concerne l'application et le respect de ces principes, per se non contraignants et que la Suisse a jusqu'à présent interprétés de manière parfois moins poussée que l'Allemagne.

2. Circulation des œuvres

En matière de circulation des biens culturels et de protection du patrimoine, l'Allemagne et l'Autriche sont deux Etats où sont en vigueur des textes prévoyant des mesures permettant de limiter la sortie du territoire. En Allemagne, la loi de protection contre la sortie des biens culturels[21] prévoit que des biens d'importance significative pour le patrimoine culturel allemand soit inscrits sur des listes et que leur circulation soit réglementée (notamment par l'obligation de demande de certificats d'exportation). En Autriche, la loi de protection du patrimoine[22] prévoit des mesures plus restrictives, puisque l'exportation de tout bien correspondant aux catégories prévues à l'annexe du règlement (CE) n° 116/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 concernant l'exportation de biens culturels[23] est soumise à autorisation.

Lors de l'annonce de la volonté testamentaire de Cornelius Gurlitt en faveur du Musée des Beaux-Arts de Berne, plusieurs voix se sont élevées, indiquant que l'Allemagne userait peut-être de la possibilité ouverte par la KultSchG d'inscrire certaines œuvres à l'inventaire des biens d'importance et d'assurer ainsi leur conservation sur le territoire de la République fédérale. Il semblerait toutefois que cette option soit aujourd'hui écartée et que l'Etat libre de Bavière, qui dispose de cette faculté[24], ne souhaite pas en faire usage. En Autriche en revanche, l'ensemble des œuvres nécessiterait une autorisation d'exportation. Il s'agit en effet - pour ce qui en a filtré dans la presse - essentiellement de tableaux et peintures ayant plus de cinquante ans d'âge et n'appartenant pas à leurs auteurs[25].

La question de la circulation de ces œuvres et de leur importation en Suisse est par conséquent une problématique qui se pose en filigrane si l'on songe à l'avenir de la collection Gurlitt. Si l'on peut a priori écarter tout risque de blocage de sortie du territoire allemand, la question continue de se poser en ce qui concerne un éventuel passage de la frontière entre l'Autriche et la Suisse.

3. Questions supplémentaires liées à la libéralité souhaitée par Cornelius Gurlitt

En léguant au Musée des Beaux-Arts de Berne l'ensemble de ses biens, Cornelius Gurlitt place l'institution face à un problème important. Il ne s'agit en effet pas uniquement d'accepter ou de refuser quelques centaines d'œuvres d'art, ainsi que les obligations légales et morales qui y sont liées depuis l'accord du 7 avril 2014, mais aussi de réfléchir aux conséquences fiscales d'un tel don.

Outre les œuvres d'art, Cornelius Gurlitt aurait également possédé plusieurs biens immobiliers. Et l'ensemble de ces objets, meubles et immeubles, se trouvaient au moment du décès du légataire soit en Autriche, soit en Allemagne. Cette succession entre trois Etats aux régimes fiscaux différents justifie que l'on y accorde une certaine attention.

La Suisse a conclu tant avec l'Allemagne qu'avec l'Autriche des conventions de double imposition[26]. Les biens immobiliers sont de jure imposables dans l'Etat sur le territoire duquel ils se trouvent[27]. Ici entrent en considération de nombreux facteurs liés à la valeur du bien, l'existence ou non de servitudes, les frais d'entretien et de revenus, etc. qu'il n'est ni possible ni pertinent d'évoquer dans ce cadre.

En ce qui concerne les biens meubles, ils participent à la délimitation de l'assiette fiscale sur la base de laquelle seront calculés les impôts de succession. En Allemagne, la loi sur les successions[28], connue pour ses barèmes d'imposition élevés, prévoit une exception pour les objets d'art[29]. Cette exonération d'impôts ne s'applique qu'à des conditions bien particulières, prenant en compte la signification des objets pour le grand public et pour le patrimoine culturel allemand, la relation entre les coûts d'entretien et les bénéfices tirés de leur exploitation etc., critères relativement subjectifs et pour le premier, sans doute inapplicable dans ce cas[30]. Par ailleurs, la loi prévoit une exonération d'impôts pour les dons accordés aux institutions qui poursuivent des buts d'intérêt général[31]. Cette exemption est étendue aux institutions qui se trouvent à l'étranger, pour autant que l'Etat concerné prévoie une exemption similaire[32]. Cela pourrait dans le cas précis être reconnu par le ministère allemand des finances, le Canton de Berne prévoyant pareille exonération[33]. Une solution semblable pourrait être trouvée pour les biens se trouvant sur le sol autrichien. La loi autrichienne sur les successions[34] prévoit également une exonération pour les institutions poursuivant un but d'intérêt général, tout comme son élargissement à des organismes étrangers, à la condition de l'existence d'une exemption semblable[35].

Enfin, le Musée des Beaux-Arts de Berne, en tant qu'héritier institué de Cornelius Gurlitt, en serait le successeur universel. L'institution accéderait par conséquent tant aux droits qu'aux devoirs de Cornelius Gurlitt, mais aussi de ses parents. La succession universelle impliquant que l'ensemble des biens transmissibles qui appartenaient au défunt passent en globalité chez les héritiers, l'institution bernoise deviendrait donc héritière d'Hildebrand Gurlitt, ce qui ne peut que susciter des questions.

III. Remarques conclusives

L'affaire Gurlitt illustre les difficultés que soulève aujourd'hui l'histoire des œuvres d'art durant la période du national-socialisme. Cristallisant les tensions entre institutions, gouvernements et particuliers, le traitement des différentes affaires qui se font jour et qui sont abordées au cas par cas ne permettent d'avancer que de manière mesurée dans ce domaine.

Les associations de défense des victimes de spoliation dénoncent un statisme préjudiciable aux héritiers concernés, malgré les progrès faits ces vingt dernières années. Certaines institutions muséales regrettent que la problématique de l'art dégénéré soit si longtemps restée en dehors du débat. Et beaucoup critiquent le fait que les délais de prescription actuellement prévus dans le code civil allemand écartent toute possibilité d'action judiciaire fondée sur ces dispositions. C'est dans ce cadre que l'Etat libre de Bavière a soumis en janvier 2014 au Bundesrat une proposition de loi[36] visant à écarter toute prescription en cas d'acquisition de mauvaise foi. La tentative est séduisante mais semble peu vraisemblable[37] et est actuellement en discussion.

Cette affaire pourrait néanmoins permettre de donner un nouveau souffle aux problématiques liées aux biens spoliés ou d'art dégénéré. Des initiatives voient le jour et visent le renforcement des recherches de provenance[38].

Pour la Suisse en général et pour le Musée des Beaux-Arts de Berne en particulier, la renonciation ou l'acceptation de la libéralité consentie par Cornelius Gurlitt devra se faire en toute liberté, non sans prendre en considération l'avis du conseil mandaté par l'institution et l'accompagnement par le service spécialisé de la Confédération. Et outre les aspects juridiques liés à ce legs, il convient de ne pas sous-estimer les coûts et les conséquences politiques qui pourraient être liés à son acceptation.

Si l'arrivée de la collection Gurlitt à Berne contribuerait à enrichir les fonds de l'institution, elle s'accompagnerait presque inévitablement de frais supplémentaires importants pour l'institution, tant au niveau de la conservation d'une telle collection que de son traitement scientifique. Cet aspect trivial et jusqu'à présent relativement peu évoqué, ne doit pas être écarté. Cela augmenterait aussi le nombre d'œuvres encore protégées au titre de la propriété intellectuelle, leurs créateurs étant disparus il y a moins de septante ans[39]. Cette question, relativement en marge du débat et non conflictuelle, exige toutefois une vigilance accrue lors d'expositions ou de reproductions des œuvres.

Enfin, du point de vue des efforts et de l'attitude des institutions muséales suisses dans le domaine de l'art spolié, l'acceptation d'une telle collection pourrait relancer le débat sur la problématique de la provenance des objets. La Confédération poursuit une attitude prospective dans ce domaine et dispose d'un bureau spécialisé. La poursuite des recherches sur la provenance des œuvres de la collection Gurlitt et leur arrivée au Musée des Beaux-Arts de Berne pourrait contribuer à une meilleure information des institutions[40], mais aussi placer certaines d'entre elles dans l'embarras. Embarras non pas forcément sur la provenance des œuvres détenues, mais plus sur la capacité à mener et à financer des recherches. Il s'agit là sans nul doute d'un ultime élément à prendre en considération dans la décision que devra prendre le Musée des Beaux-Arts de Berne d'ici à la fin de l'année 2014.



[2] V. not. Alexander Herman, Hildebrand Gurlitt, the monuments men and the discovery of the Munich Art Trove, Art, Antiquity & Law, 19.1, Apr. 2014, 25-41.

[3] C'est notamment le cas de l'œuvre de Max Beckmann, Le dompteur de lions, qui fut proposé à la vente en 2011 par la maison de ventes aux enchères allemande Lempertz.

[4] Sur les principes de Washington, voir ci-dessous II. 1. b. Les œuvres d'art spoliées.

[5] Le § 1944 (3) du Code civil allemand accorde au légataire résidant à l'étranger un délai de six mois, dès l'ouverture du testament, pour accepter ou refuser la libéralité.

[6] Voir le communiqué de presse diffusé par l'institution bernoise le 4 juillet 2014.

[7] Le sort de ces œuvres n'est généralement évoqué qu'en marge des articles consacrés aux problématiques liées à la collection Gurlitt. Le destin de ces œuvres ne serait de surcroît pas concerné par l'accord conclu en avril 2014 entre C. Gurlitt, l'Etat libre de Bavière et la République fédérale d'Allemagne.

[8] Ces critères seront d'importance à la sortie de la guerre, puisque les lois de restitution promulguées en 1947 dans les zones d'occupation de l'ouest de l'Allemagne ne s'appliquent qu'aux choses spoliées du fait de la race, de la religion, de la nationalité, de l'appartenance politique ou de la résistance au national-socialisme de leurs propriétaires. V. not. Cornelius Pawlita, «Wiedergutmachung» durch Zivilrecht ?,Kritische Justiz, 1991, 1, 42-60, 52; Thomas Finkenauer, Die Verjährung bei Kulturgütern - zur geplanten „lex Gurlitt", JZ 10/2014, 479-488, n. 8.

[9] V. not. A. Herman, note 2.

[10] Gesetz über Einziehung von Erzeugnissen entarteter Kunst, 31.05.1938, RGBl. I 1938, 612.

[11] V. not. Laurence Bertrand-Dorléac, Le sort de l'art à Munich en 1937,Vingtième siècle, 1989, vol. 24, n° 24, 104-106.

[12] Si la volonté de purification du gouvernement n'était pas dirigée contre les collections privées, certaines d'entre elles furent indirectement touchées lorsque des œuvres prêtées à des musées accessibles au public furent saisies. Cela toucha par exemple la collection Lissitzky, dont les héritiers réclamèrent Sumpflegende de Paul Klee à la ville de Munich ou Improvisation Nr. 10 de Wassily Kandinsky à la Collection Beyeler.

[13] Nombreux sont les articles et ouvrages parus depuis le début des années 1990, mais aussi depuis la découverte de la Collection Gurlitt foisonnent les communications sur cette thématique lors de colloques ou de tables rondes.

[14] V. not. Klaus Ebling, Marcel Schulze, Kunstrecht, Beck, 2012, III 102.

[15] Sur ce point et l'état des publications, v. not. K. Ebling, M. Schulze, note 13, III, 101 ss.

[16] Art. 153 Constitution du Reich allemand du 11 août 1919 («Constitution de Weimar»).

[17] Art. 142 Constitution de Weimar

[18] Le tribunal constitutionnel allemand a toutefois reconnu, dans plusieurs décisions concernant des spoliations commises durant la guerre ou par la République démocratique d'Allemagne, l'obligation du législateur de prévoir des compensations au moins égales au dommage subi, et ce au titre de l'Etat social (Art. 20 ILoi fondamentale allemande). V. not. Johannes Wasmuth, Aufarbeitung der unter NS-Herrschaft verübten Entziehung von Kunstwerken, NJW2014, 747-753, 752.

[20] Une version francophone est disponible sur le site de l' Office fédéral de la culture.

[21] Gesetz zum Schutz deutschen Kulturgutes gegen Abwanderung (KultgSchG).

[22] Bundesgesetz betreffend den Schutz von Denkmalen wegen ihrer geschichtlichen, künstlerischen oder sonstigen kulturellen Bedeutung (Denkmalschutzgesetz, DMSG).

[23] Règlement (CE) n° 116/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 concernant l'exportation de biens culturels, JOUE L 39, 10.02.2009.

[24] § 2 KultSchG.

[25] Annexe I, A.3., Règlement (CE) n° 116/2009.

[26] Convention entre la Confédération suisse et la République d'Autriche en vue d'éviter les doubles impositions en matière d'impôts sur les successions (RS 0.672.916.32); Convention entre la Confédération suisse et la République fédérale d'Allemagne en vue d'éviter les doubles impositions en matière d'impôts sur les successions (RS 0.672.913.61).

[27] Art. 4 Convention entre la Confédération suisse et la République d'Autriche; Art. 5 Convention entre la Confédération suisse et la République fédérale d'Allemagne (v. note 25).

[28] Erbschaftsteuer- und Schenkungsteuergesetz (ErbStG).

[29] § 13 (1) 2 ErbStG.

[30] La loi ne prévoit en son § 13 certes pas que le grand public soit allemand, mais l'idée transparaît dans l'esprit de ce texte.

[31] § 13 (1) b ErbStG.

[32] § 13 (1) 16 c ErbStG.

[33] Art. 6 Loi concernant l'impôt sur les successions et donations (LISD; RSB 662.1); Art. 83 1) g Loi sur les impôts (LI; RSB 661.11).

[34] Bundesgesetz vom 30. Juni 1955, betreffend die Erhebung einer Erbschafts- und Schenkungssteuer (Erbschafts- und Schenkungssteuergesetz 1955).

[35] § 15 (1) 14 d) Erbschafts- und Schenkungssteuergesetz 1955.

[36] BR-Drucks. 2/14,„Entwurf eines Gesetzes zum Ausschluss der Verjährung von Herausgabeansprüchen bei abhanden gekommenen Sachen, insbesondere bei in der NS-Zeit entzogenem Kulturgut (Kulturgut-Rückgewähr-Gesetz - KRG)".

[37] V. not. T. Finkenauer, Note 8; Lucas Elmenhorst, Anmerkungen zum Vorschlag einer „Lex Gurlitt", Handelsblatt, 8 janvier 2014.

[38] Cela est le cas notamment en Allemagne, avec la création du Centre allemand pour les biens culturels volés,dont l'un des premiers accords a été conclu avec Israël,afin d'accompagner et de développer les recherches sur la provenance de judaica dans les institutions publiques en Israël, un pays qui a jusqu'à aujourd'hui très peu traité ces questions.

[39] Sont concernées par exemple les œuvres de Beckmann, de Chagall, de Kokoschka ou de Nolde.

[40] Le rapport publié en janvier 2011 par la Confédération souligne qu'un important travail d'information et de sensibilisation reste à faire, surtout auprès des institutions petites et moyennes. Rapport DFI/DFAE sur l'état des travaux dans le domaine de l'art spolié à l'époque du national-socialisme, notamment dans les recherches de provenance, téléchargeable sur le site internet de l'Office fédéral de la Culture.